Avril 2003
Les autres N°

Exceptionnellement, ce mois-ci, mon maître a profité que j'étais occupé ailleurs par le chat des voisins, pour squatter ma rubrique et y publier un de ses contes. Bon, je ne dis trop rien : tant qu'il a la croquette généreuse, laissons-le à ses rêves...
Le sou d’argent

C’est au crépuscule que l’alerte fut donnée. Dans le village, chacun planta là ce qu’il était en train de faire : le sabotier, ses sabots ; le rabotier, ses rabots ; le berlottier, ses berlots ; le prunelier, ses pruneaux. Et toutes et tous de se ruer comme un seul homme vers la rivière.

« Elle est tombée là, au fond, là, je la vois ! »
C’était Pépin-la-Crasse qui criait en agitant son doigt sale au-dessus de l’eau. Pas l’idiot du village, non, juste un peu simple, le Pépin. Son patronyme à deux coups le résumait assez bien. « Crasse », parce qu’il était pas très net dans ses vieux pantalons graisseux et « Pépin » car il était connu de tout le canton pour cracher les pépins de raisin à des distances incomprenables. Il aurait même, dit-on, remporté le premier prix de jet de pépin lors du comice s’il n’avait, ce jour-là, préféré à la grappe de compétition le raisin en bouteille sous forme de jus fermenté. « Qui veut cracher loin ménage sa mouillure ». Faute d’avoir respecté l’adage, Pépin-la-Crasse n’était donc resté qu’un modeste « pépineur » de village.
« Elle est là, j’vous dis ! Elle est là, tout au fond ! Tu la vois-t-y pas qui brille ? » qu’il s’égosillait, l’Pépin...
Et tous de s’areuiller dans la rivière, là où il disait, au risque d’y choir pour de bon. On entendit alors, tout au long de la rive, des « Oh », des « Ah », des « Ben dis donc », des « C’est-y pas possible ». 
Effectivement, elle était bien là, toute claire et brillante, au fond de l’eau : la plus belle pièce d’argent qu’il fut donnée de voir. Large et blanche, pure et lisse comme un sou neuf. A coup sûr, cette pièce était celle échappée de la poche du camelot qui ce tantôt avait rançonné toute la campagne environnante avec sa bimbeloterie.  A moins que ce fut celle égarée par le jeune neveu de Monsieur le Comte. Parti chercher le journal à la ville d’à côté, il n’avait pu rapporter ni argent ni gazette ni explications. Et tout le monde d’être persuadé que la belle pièce d’argent toute brillante était passée, si l’on peut dire, de sa bourse à la tirelire des filles qu’il fréquentait en ville. Ou alors, c’était l’argent de la quête de dimanche dernier, que le curé avait compté tout en testant ce nouveau vin de messe, et qu’il cherchait depuis sans succès. « Ou le magot de la Man Berthe que j’avais enterré sous le prunier et qui a disparu... ». « Ou la pièce que j’avais mise de côté pour m’acheter ce superbe chapeau et que mon fainéant de mari...»
Et chacun soudain de se ruer dans l’eau de la rivière, soulevant d’une main qui son cotillon, qui son pantalon, et d’y pelleter à tour de bras, furieusement, pour récupérer son bien ! La nuit tombante ne favorisait certes pas les recherches. Plus d’une tira la barbe de son voisin croyant écarter des algues et plus d’un mit la main aux fesses d’une matrone croyant soulever un rocher. Mais de pièce d’argent, pas la queue d’une !
A force de barboter, de ratisser comme des forcenés, il n’y eut bientôt plus qu’un épais nuage de vase brune sur toute l’étendue de la rivière. Si brune et si épaisse, la vase, qu’on ne voyait même plus ses propres pieds sales au fond de l’eau. Faut dire qu’on n’y voyait même plus rien du tout, le soleil ayant depuis longtemps disparu de l’autre côté des forêts.
« Elle est partie, elle est partie ! » se mit à glapir, furieux, Pépin-la-Crasse, son pantalon retroussé sur ses mollets poilus. Et tous d’en convenir et, tête basse, de rajuster ses tricots, de se jeter sur l’épaule la pelle ou le râteau devenus inutiles puis, avec un grand « Han !» et un coup de rein coléreux de grimper sur la berge toute dégoulinante de vase.  Dans un brouhaha d’après banquet, la petite foule, Pépin-la-Crasse en tête, reprit le chemin du village. Le silence retomba peu à peu sur les roseaux. Alors, le calme revenu, la vase dissipée, rassemblant ses brisures, le reflet peu à peu se reconstitua, là où tout le monde l’avait vu et vainement cherché.
 C’est du haut du pont que j’assistais au prodige. Bah ! tu parles d’un prodige et il fallait tout de même être bien nigaud pour confondre ça avec une pièce de monnaie ! C’est vrai que, dans l’eau de nouveau transparente et sans ride, le reflet rond de la lune brillait comme un sou d’argent.
 Alors, de dessous mon paletot je tirai l’épuisette que j’y avais cachée et descendis vers la rivière.
© Guy Robert - avril 2003