Le
sou d’argent
C’est au crépuscule
que l’alerte fut donnée. Dans le village, chacun planta là
ce qu’il était en train de faire : le sabotier, ses sabots ; le
rabotier, ses rabots ; le berlottier, ses berlots ; le prunelier, ses pruneaux.
Et toutes et tous de se ruer comme un seul homme vers la rivière.
«
Elle est tombée là, au fond, là, je la vois ! »
C’était
Pépin-la-Crasse qui criait en agitant son doigt sale au-dessus de
l’eau. Pas l’idiot du village, non, juste un peu simple, le Pépin.
Son patronyme à deux coups le résumait assez bien. «
Crasse », parce qu’il était pas très net dans ses vieux
pantalons graisseux et « Pépin » car il était
connu de tout le canton pour cracher les pépins de raisin à
des distances incomprenables. Il aurait même, dit-on, remporté
le premier prix de jet de pépin lors du comice s’il n’avait, ce
jour-là, préféré à la grappe de compétition
le raisin en bouteille sous forme de jus fermenté. « Qui veut
cracher loin ménage sa mouillure ». Faute d’avoir respecté
l’adage, Pépin-la-Crasse n’était donc resté qu’un
modeste « pépineur » de village.
«
Elle est là, j’vous dis ! Elle est là, tout au fond ! Tu
la vois-t-y pas qui brille ? » qu’il s’égosillait, l’Pépin...
Et
tous de s’areuiller dans la rivière, là où il disait,
au risque d’y choir pour de bon. On entendit alors, tout au long de la
rive, des « Oh », des « Ah », des « Ben dis
donc », des « C’est-y pas possible ».
Effectivement,
elle était bien là, toute claire et brillante, au fond de
l’eau : la plus belle pièce d’argent qu’il fut donnée de
voir. Large et blanche, pure et lisse comme un sou neuf. A coup sûr,
cette pièce était celle échappée de la poche
du camelot qui ce tantôt avait rançonné toute la campagne
environnante avec sa bimbeloterie. A moins que ce fut celle égarée
par le jeune neveu de Monsieur le Comte. Parti chercher le journal à
la ville d’à côté, il n’avait pu rapporter ni argent
ni gazette ni explications. Et tout le monde d’être persuadé
que la belle pièce d’argent toute brillante était passée,
si l’on peut dire, de sa bourse à la tirelire des filles qu’il fréquentait
en ville. Ou alors, c’était l’argent de la quête de dimanche
dernier, que le curé avait compté tout en testant ce nouveau
vin de messe, et qu’il cherchait depuis sans succès. « Ou
le magot de la Man Berthe que j’avais enterré sous le prunier et
qui a disparu... ». « Ou la pièce que j’avais mise de
côté pour m’acheter ce superbe chapeau et que mon fainéant
de mari...»
Et
chacun soudain de se ruer dans l’eau de la rivière, soulevant d’une
main qui son cotillon, qui son pantalon, et d’y pelleter à tour
de bras, furieusement, pour récupérer son bien ! La nuit
tombante ne favorisait certes pas les recherches. Plus d’une tira la barbe
de son voisin croyant écarter des algues et plus d’un mit la main
aux fesses d’une matrone croyant soulever un rocher. Mais de pièce
d’argent, pas la queue d’une !
A
force de barboter, de ratisser comme des forcenés, il n’y eut bientôt
plus qu’un épais nuage de vase brune sur toute l’étendue
de la rivière. Si brune et si épaisse, la vase, qu’on ne
voyait même plus ses propres pieds sales au fond de l’eau. Faut dire
qu’on n’y voyait même plus rien du tout, le soleil ayant depuis longtemps
disparu de l’autre côté des forêts.
«
Elle est partie, elle est partie ! » se mit à glapir,
furieux, Pépin-la-Crasse, son pantalon retroussé sur ses
mollets poilus. Et tous d’en convenir et, tête basse, de rajuster
ses tricots, de se jeter sur l’épaule la pelle ou le râteau
devenus inutiles puis, avec un grand « Han !» et un coup de
rein coléreux de grimper sur la berge toute dégoulinante
de vase. Dans un brouhaha d’après banquet, la petite foule,
Pépin-la-Crasse en tête, reprit le chemin du village. Le silence
retomba peu à peu sur les roseaux. Alors, le calme revenu, la vase
dissipée, rassemblant ses brisures, le reflet peu à peu se
reconstitua, là où tout le monde l’avait vu et vainement
cherché.
C’est
du haut du pont que j’assistais au prodige. Bah ! tu parles d’un prodige
et il fallait tout de même être bien nigaud pour confondre
ça avec une pièce de monnaie ! C’est vrai que, dans l’eau
de nouveau transparente et sans ride, le reflet rond de la lune brillait
comme un sou d’argent.
Alors,
de dessous mon paletot je tirai l’épuisette que j’y avais cachée
et descendis vers la rivière.
© Guy Robert
- avril 2003
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