Septembre 2003
Les autres N°

... un peu de science-fiction...

EMBARQUEMENT POUR LES ETOILES
 
     Ils sont mille, deux mille peut-être, à attendre dans le pré, sous la pluie noire des étoiles. Comme un appendice à la foule compacte et silencieuse, une file interminable serpente jusqu’à la passerelle brillamment éclairée. On y voit, un court instant, la silhouette de chaque arrivant, noire contre la lumière blanche, se dessiner minuscule dans l’encadrement formidable de la porte, puis disparaître comme diluée par le brouillard étincelant, bientôt remplacée par l’ombre, identique, de celui qui le suit.

     Lentement, sans bruit, tous montent à bord, sans hâte, sans un mot. Il n’y a dans l’air que le froissement ténu de l’herbe sous les pieds et le souffle, plus sourd, comme lointain, du vaisseau immobile. Le temps semble suspendu et ne plus être mesuré qu’au cheminement insensible de cette longue cohorte.

     Caché sous les arbres, je n’ose m’aventurer dans la clairière et me joindre à la foule. Je pourrais facilement me glisser dans le flot des partants, ombre parmi des ombres qui ne le remarqueraient même pas, fascinées qu’elles sont par la lueur irradiant du vaisseau. Pourtant, je reste là, échappant comme je peux aux rayons de lumière pure qui cisaillent l’obscurité et le brouillard. Et je les vois s’embarquer, les uns après les autres, de leur démarche résignée et irrésistible, comme s’ils partaient pour une innocente et ennuyeuse promenade. Là-haut, dans le ciel de carbone, méduse géante s’ouvrant à d’improbables conquêtes, l’orbe des étoiles poursuit sa lente révolution.

     Enfin, ils ne sont plus que quelques retardataires à piétiner au bas de la passerelle d’embarquement. Le départ, imminent, remplit l’air d’une vibration électrique, comme un chant, étrange musique qu’aucune oreille n’a jamais entendue jusqu’à aujourd’hui, musique céleste qui calme et énerve à la fois, qui fait rire et pleurer. L’incroyable machine va prendre son envol ; la lumière vacille, la vibrations des moteurs s’amplifie soudain, suspendant un instant les battements de mon cœur. Dans quelques secondes, et pour l’éternité, tout un peuple va s’élancer dans l’azur vertigineux qui s’ouvre au-dessus des champs baignés de nuit, vers les étoiles, loin, indiscernables, et qui clignotent comme un appel.

     Le dernier passager a disparu dans les entrailles du vaisseau dont les lumières pâlissent brusquement. C’est le moment ! L’instant unique ! Une larme coule sur mon visage, que j’essuie d’une antenne tremblante.
 
 

     Alors, quand toutes les fourmis furent entrées
dans l’abdomen du ver luisant,
celui-ci mourut, éteignant doucement
l’aveuglante clarté qui tachait l’herbe autour de lui.


© Guy Robert - octobre 1999