L'OURS A ROBERT
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Cela faisait maintenant plus de deux heures que
Robert déambulait dans les allées. Décidemment, cette
brocante ne valait rien. Il jeta un regard blasé sur les étals
des marchands. Amateurs pour la plupart, ils proposaient sans vergogne,
sans goût et pour des prix prohibitifs, tout ce qu’ils avaient pu
extraire ces derniers jours de leur grenier ou de leur cave poussiéreuse.
Robert pensa qu’il avait perdu assez de temps comme ça. Un timide
soleil de novembre accrochait ses derniers rayons dans les arbres de la
place. Il allait rentrer se mettre au chaud et cette perspective lui donna
le courage de jeter un coup d’œil dans la dernière rangée
de brocanteurs. C’est alors qu’il le vit. |
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A l’époque, il l’appelait Toto, ou Nono,
ou Pipo ? Il ne s’en souvenait plus maintenant ; Toto, peut-être...
Mais c’était bien lui. Le poil râpé, l’oreille tombante,
le ventre couturé, un seul œil, le droit, et ce sourire qui n’en
était pas un et qui lui donnait cet air à la fois mélancolique
et hautain. Oui, c’était bien son ours Toto et ils venaient de se
retrouver, au bout de 50 ans. Comment avait-il pu arriver là, au
milieu de ce fatras, sans âge ni origine ? Question sans réponse.
S’il se souvenait de son ours, il ignorait quand et comment il avait quitté
sa vie. Un jour, il ne s’en était plus soucié et l’ours avait
disparu. Peut-être n’était-ce pas son compagnon, après
tout, mais un « sosie »... Ce genre de peluche était
fabriquée par centaines de ce temps-là, donc rien d’extraordinaire
d’en retrouver un semblable au sien. |
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Il avança la main par-dessus l’étalage
et se saisit de l’ours. La fourrure était rêche et douce à
la fois. Il leva les yeux vers le brocanteur. Celui-ci le regardait d’un
air narquois, en se grattant l’oreille. « Cinq euros pour l’ourson
». Robert reposa la peluche puis, sans discuter, sortit un billet,
fripé comme tous les billets de 5 euros, et le glissa vers le brocanteur
sur la table encombrée. Il y avait là des bandes dessinées
des années cinquante, un spirographe (ces roues dentées qui
dessinaient de si belles rosaces autrefois), un peloton de cyclistes en
métal moulé et peint, quelques billes d’agate, un petit théâtre
en carton où on jouait une pièce de Molière dans des
décors de papier. Tout le contenu d’un coffre à jouets d’antan,
jouets qu’il avait sans doute eus un jour, lui aussi, étant enfant.
Et l’ourson, bien sûr. Son ours. Toto. « Je vous l’emballe
? » Et sans attendre la réponse, le brocanteur dans un même
geste circulaire fourra les 5 euros crasseux dans sa poche et l’ours dans
un sac à papier marron, comme s’il s’agissait d’une bouteille d’alcool
dans un film américain. Son paquet à la main, Robert quitta
la brocante sous une petite pluie fine.
La nuit était tombée lorsque Robert
referma la porte de son appartement. Il faisait sombre et il s’empressa
d’allumer les lampes du salon et la télé. C’était
le Journal de 20 heures, déjà, avec son cortège de
fausses bonnes nouvelles et de vrais désastres. Il baissa le son
jusqu’à la limite de l’audible. Extirpant son acquisition du sac
de papier, il la contempla un moment. Maintenant, en pleine lumière,
il se demandait vraiment si c’était bien l’ours de son enfance.
Il n’en était plus tout à fait sûr, à vrai dire.
Mais il ressemblait tellement au souvenir qu’il en avait qu’il pourrait
aisément en tenir lieu. Robert l’installa dans le fauteuil du salon,
puis alla jusqu’au bar se servir un whisky bien tassé, avec le sentiment
de l’avoir attendu et mérité. |
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Assis dans le canapé, il jetait de temps
en temps un coup d’œil distrait au journal télévisé
qui finissait, tout en savourant lentement l’alcool ambré et chaleureux.
Mais son regard revenait sans cesse sur l’ourson dont l’œil de verre unique
brillait doucement dans la pénombre. Robert leva son verre qui refléta
un court instant les couleurs chatoyantes et fuyantes de la télé.
« A la tienne, Toto ! »
Du fond du fauteuil, s’éleva alors une
petite voix grinçante : « Dis-moi, Robert, tu te rappelles
quand tu m’as arraché l’œil ? » Et la porte du salon se referma
brutalement en claquant. |
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Guy Robert, 16
octobre 2004
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