Cela fait maintenant trois heures qu’ils sont après lui, les
chiens, les chasseurs, les trompes, les cris, le bruit des moteurs, et
cette odeur de poudre et de mort, de peur et de sang.
Longtemps, il a promené ses poursuivants d’une futaie à
l’autre, tentant de les égarer, évitant les champs trop à
découvert, les chemins trop prévisibles. Toutes les ruses
qu’il a pu arracher du fond de son cerveau figé de peur, il
les a employées : revenir sur ses traces, patauger dans l’eau de
la rivière, se rouler dans le thym sauvage pour masquer son odeur.
Tout, il a tout essayé. En vain. Depuis un moment déjà,
les chiens se rapprochent. Leurs aboiements lointains et confus du début
se sont précisés au fur et à mesure de sa course.
Il discerne maintenant les jappements individuels de chacune des bêtes
de la meute : huit, dix, quinze peut-être qui foncent derrière
lui, légèrement sur sa gauche, au travers de la forêt,
aussi vite que lui, plus vite que lui. Sur son passage, les branches griffent
sa robe, la mousse vole sous ses sabots, les troncs d’arbre serrés
glissent comme le vent de chaque côté de ses flancs trempés
de sueur. Mais rien n’y fait. Les chasseurs gagnent du terrain, insensiblement
; il sent leur acharnement pointé vers lui, aiguille dans son dos,
boussole braquée sur sa fuite et que les multiples tours et détours
qu’il a imaginés jusqu’ici ne sont pas parvenus à tromper.
Pourtant, plus tôt dans l’après-midi, lorsqu’il possédait
encore tous ses esprits et sa vigueur, l’épreuve lui avait paru
surmontable. Cette chasse ? Un accroc, un simple accroc dans la vie paisible
de la forêt ; un problème qu’il réglerait, comme il
l’avait fait pour tous les autres : la conquête d’une femelle, la
soumission d’une horde, la recherche de nourriture. La chasse d’aujourd’hui
n’était qu’une étape de plus sur le long chemin de la vie
ordinaire. Il avait connu d’autres poursuites et en avait réchappé
; celle-là serait comme les autres. Dans son âge plus tendre,
il aurait succombé depuis longtemps, ne serait-ce que tout à
l’heure, lorsqu’il avait dû affronté un chien, isolé,
perdu comme lui sans doute, et d’autant plus dangereux que la peur l’aveuglait,
comme lui. Son expérience l’avait alors sauvé : ne pas lever
le cou, où le chien aurait pu sauter et le mordre ; toujours faire
face et marcher sur l’attaquant afin de l’amener à douter ; et jamais,
jamais ne lui offrir, par une cabriole, une glissade ou une volte-face,
la peau douce et tendre de son ventre, jamais ! Il avait donc simplement
tourné autour du chien hurlant, tête baissée vers le
sol, en une danse qui lui avait paru durer éternellement. Puis,
d’un coup de mufle, sur lequel aussitôt le chien planta ses crocs,
il l’avait projeté contre le tronc d’un arbre. Il y avait eu un
craquement suivi d’un cri, et le chien, jappant de douleur s’était
enfui par la forêt, remontant ses propres traces, retournant vers
ses maîtres, les chasseurs, invisibles. Alors, après cette
victoire impossible, il avait acquis la certitude que tout finirait bien,
qu’il était le roi de la forêt et y régnerait encore
longtemps, sans partage ni menace. Il avait léché ses plaies,
roulé son museau dans l’herbe pour en étancher le sang qui
y perlait goutte à goutte. Puis il était reparti.
L’odeur du sang. C’est l’odeur du sang qui risque de le perdre. Il la
traîne, depuis l’attaque du chien, comme un sillage scintillant que
les chasseurs et leur meute remontent sans hésiter, sûrs de
la trace et de leur victoire prochaine. Il repart au galop, débusquant
dans sa course lapins, mulots, oiseaux, des gerbes de sauterelles et des
nuages de mouches, rien de bien gros, rien qui pourrait distraire un seul
instant les fusils de leur cible, tromper le flair aigu des chiens, détourner
le bourreau de sa victime.
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La lumière a baissé sensiblement sous les arbres. Il
y a, au-delà des branches, comme une brume dorée qui flotte,
et qui annonce, bien avant toutes les horloges et les clochers, la fin
du jour. C’est l’heure, habituellement, où il va rejoindre ses congénères
au cœur de la forêt. C’est l’heure où la horde se rassemble
autour de lui, les femelles poussant devant elles les petits encore tremblants
sur leurs pattes. C’est l’heure où l’herbe est douce, où
la mousse, encore chaude, crisse sous les sabots brillants ; l’heure où
il choisit sa compagne et frotte son museau contre le velours tendre de
ses flancs. Ce soir ne verra pas son retour auprès des siens. Il
le sent. Il le devine. Il le sent dans la hâte hargneuse des chasseurs
à ses trousses. Il le devine dans ses forces qui s’épuisent
peu à peu. Il ne vole plus au-dessus des buissons, comme plus tôt,
même comme il y a seulement une demi-heure. Il file toujours entre
les arbres et les rochers, certes, mais la distance qui le sépare
de ses poursuivants, après s’être stabilisée, semble
maintenant se rétrécir à chacune de ses foulées.
Ses naseaux dessinent toujours deux colonnes de vapeur blanche devant lui,
mais son souffle se fait court et haché, comme s’il devait, au prochain
effort, se tarir brusquement.
Faire face, bien sûr ; il pourrait revenir sur ses pas, faire
face à toutes ces choses et ces gens qui le traquent et puis… mourir
sous l’assaut ? Abandonner la forêt de ses ancêtres et de ses
amours ? Quitter sa horde et le soleil de la clairière ? Franchir
le grand fossé sombre où il a vu s’éloigner les anciens,
seuls, leur dernier jour venu ? Non, pas encore. Il serait doux de laisser
les choses venir à lui, de s’agenouiller sur la mousse et d’attendre,
résigné, que tout s’arrête, que tout finisse. Quitter
la vie ? non, pas encore. Plutôt attendre que la vie le quitte, en
se battant, en ne se livrant que petit à petit, morsure après
morsure, plaie après plaie, douleur après douleur. Et après,
le repos, le calme, l’oubli dans la clairière bleue des ancêtres.
Mais pour l’instant, fuir ! toujours plus loin, toujours plus vite, jusqu’au
bout de ses forces, jusqu’au bout du jour.
La forêt qu’il traverse maintenant lui est inconnue. Ses recherches
quotidiennes de nourriture ou d’amours ne l’ont jamais conduit aussi loin
et, d’autant qu’il s’en souvienne, jamais dans ses parages. Les arbres
semblent plus grands, plus espacés, plus majestueux aussi. La nuit
qui s’approche les noie d’une ombre mystérieuse. Il y a un moment
déjà que les sentiers ont disparu, mais ici il n’y a même
plus trace d’un quelconque passage de bûcherons ou de bêtes.
Si le ciel pouvait garder le dessin du vol des oiseaux, là, sous
les branches, on le chercherait en vain : la forêt où il galope
est un désert végétal, profond, inhabité. Plus
il avance et plus rares se font les buissons, les futaies. Comme si tous
les obstacles s’aplanissaient devant lui, comme si toutes les embûches
ordinaires avaient été inexplicablement gommées de
ce coin de forêt. Même les sons semblent lui parvenir au travers
d’une brume, assourdis par la distance. Le cri des chiens, tout à
l’heure si proche qu’il aurait pu croire que les molosses allaient déboucher
soudain de derrière le premier arbre, le cri des chiens se dilue
dans le lointain et il n’entend plus ni les hommes s’interpellant l’un
l’autre, ni le grondement des moteurs. Une vague d’espoir gonfle son poitrail,
fait palpiter ses naseaux humides. Serait-il parvenu à brouiller
la piste ? Un grand frisson d’aise le secoue, comme un spasme. Il s’arrête
un instant, lève la tête, hume l’air immobile. La forêt
est devenue silencieuse, comme interdite. Les oiseaux se sont tus ou envolés
et les derniers rayons du soleil dressent, entre les troncs gigantesques
des arbres, des murs impalpables où vibre la poussière. Plus
de menace, plus de peur ; le calme, la paix. Il se remet en route, trottinant
à petits pas, sans hâte, ni alarme. Son cœur, qui cognait
si fort contre ses côtes, retrouve peu à peu son rythme régulier
et tranquille. |
Une large allée s’ouvre devant lui, baignée de clarté,
bordée de fleurs et d’herbe fine. Il la suit, ses sabots inscrivant
leurs petites empreintes en forme de lune dans la terre fraîchement
ratissée. Le monde devrait être toujours ainsi : beau et ordonné,
silencieux, sans danger. L’allée débouche bientôt sur
une vaste clairière où la lune est déjà levée,
frottant son disque pâle aux derniers nuages du couchant. Il fait
halte, enfin. Là, devant lui, immobiles, se tiennent tous les siens,
tous ceux qui ont disparu, les ancêtres et les plus jeunes, tous
ceux qui ont franchi, un jour ou l’autre, le grand fossé sombre
et qu’il croyait à tout jamais perdus : les vieux mâles musculeux
et blanchis, ceux qu’il a défiés en combat singulier lorsqu’il
était encore jeune ; les imprudents qui se sont fait prendre dans
la nasse sanglante d’une dernière chasse ; les femelles mortes en
couches ; les petits égarés dans les ravins. Il sont tous
là, réunis, et le regardent. Il reconnaît ses parents,
côte à côte, immenses et beaux comme dans son souvenir.
Alors il fait un pas vers eux, se couche dans l’herbe, à leurs pieds.
Il sent le souffle doux de leurs naseaux sur ses blessures ; il n’a plus
peur. Au-dessus de lui, les branches dessinent un ciel sans étoiles,
rassurant, protecteur. Il est revenu, il est chez lui, à l’abri
parmi les siens. Maintenant, il peut s’endormir.
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Les chasseurs claquèrent les portes de leur 4X4, devant l’auberge
illuminée où l’on chantait déjà, et descendirent
les chiens des camionnettes.
- Une sacrée bête, hein ! Et rusée, avec ça
!
- On le tenait presque, l’animal. Dommage. Il sera allé crever
de fatigue quelque part au fond de la forêt. On le retrouvera
jamais, c’est sûr.
- Oui, il a filé comme le vent.
Comme pour répondre aux chasseurs, la forêt toute proche
eut un tressaillement de tempête, un coup de vent dans ses branches
pourtant immobiles, un long frisson.
Les chasseurs s’arrêtèrent de souffler dans leurs mains,
de battre le sol de leurs bottes et levèrent leur visage vers la
nuit froide. A l’attache, près des voitures, les chiens ramenèrent
leur queue entre leurs pattes. La tête tournée vers la forêt,
ils gémissaient doucement.
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Texte (novembre
1999) et Acrylique (mai 2005) par Guy Robert
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