TATA
MERLUCHE ET LES BALLONS
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Un matin d'été, en
descendant du train, Tata Merluche offrit à P'tit Louis un tout
petit paquet dans un beau papier bleu.
- Tiens, c'est pour toi, et ça
vient de Paris, précisa Tata Merluche.
P'tit Louis, tout à la hâte
de découvrir son cadeau, déchira fébrilement le papier
qui l'enveloppait.
- Doucement, dit Tata Merluche,
ne le renverse pas ! |
Mais déjà P'tit Louis, intrigué, brandissait un
tube rouge avec des inscriptions jaunes élégamment disposées
en guirlande : une belle chose, inconnue et incompréhensible, comme
les vraies surprises.
- Eh bien, ouvre-le maintenant.
Ah oui, le haut du tube se dévissait. Précautionneusement,
il souleva le bouchon. Une petite tige y était fixée et plongeait
dans un liquide laiteux.
- C'est quoi ?
- Devine, répondit Tata Merluche.
Sous le bouchon, la tige se terminait par un anneau recouvert d'une
mince pellicule, iridescente et comme animée de vie. A la lumière,
la pellicule creva soudain en fines gouttelettes, avec un imperceptible
«blop».
- C'est une machine à faire des bulles, révéla
enfin Tata Merluche.
Le destin de P'tit Louis venait de basculer. |
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Toute la journée, et les
nombreuses journées qui suivirent ce jour mémorable, P'tit
Louis se consacra au difficile sacerdoce de gonfleur de bulles. Les débuts
furent piteux, avec du savon dans l'œil et sur les chaussures. Mais à
force de pratique, P'tit Louis devint rapidement un expert. Ses bulles,
de plus en plus rebondies et solides, s'élevaient régulièrement
dans le ciel, faisant la joie et l'admiration de ses petits camarades.
Mais à la reconnaissance publique de ses congénères,
souvent teintée de jalousie d'ailleurs, il préféra
bien vite la solitude du jardin familial. D'autant plus que Monsieur Duboeuf,
son instituteur, l'avait menacé à la récréation
de lui confisquer son trésor. Dans le même temps, il venait
de se faire expulser de la maison, sa mère voyant d'un très
mauvais œil les taches de savon s'épanouir sur son beau carrelage.
«Va jouer dehors » était devenue maintenant la phrase
rituelle, le « Sésame, ouvre-toi » qui le livrait à
la liberté de l'étroit jardin et à sa débauche
de bulles. Ses «ballons», comme tout le monde disait. |
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Et c'est vrai qu'ils étaient beaux, ses ballons ! Il ne se lassait
pas de les voir monter dans le soleil, basculer de l'autre côté
du toit puis, comme aspirés par un invisible souffle, se mettre
à grimper, vite et droit, vers les nuages. La plupart claquaient
au cours de cette ascension, effleurant la branche d'un arbre, le bec d'un
oiseau ou succombant à leur propre tension interne. Mais quelques
uns, les jours où P'tit Louis était particulièrement
en forme et inspiré, se hissaient d'un coup au zénith, disparaissant
à la vue de tous, happés par la distance et l'infini. P'tit
Louis rêvait alors longuement de ce que ses ballons pouvaient refléter
du spectacle de la terre et de nos petites occupations indiscernables,
à cette hauteur vertigineuse.
- Redescends sur terre, lui disait son père.
- Mon P'tit Louis est encore dans la lune, rajoutait tendrement sa
mère en lui ébouriffant les cheveux.
Et prenant conscience qu'il avait, depuis cinq minutes, les yeux grand
ouverts sur le vide, P'tit Louis revenait parmi les siens, s'apercevait
qu'il était sept heures du soir, qu'il était à table,
qu'il avait laissé sa soupe refroidir dans son assiette. Il pensait
alors que, vue depuis son ballon de savon, la terre, où étaient
enfermés son pays, sa ville, sa maison, la cuisine, ses parents
et sa soupe tiède, ne devait pas apparaître plus grosse qu'une
bulle, et moins fragile. |
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Les jours de lessive, P'tit Louis venait au ravitaillement afin de
remplir son tube à faire les ballons.
- Voilà mon fidèle client, disait sa mère en riant.
Et elle plongeait dans la mousse, le petit tube que lui tendait P’tit Louis.
C’était reparti pour toute une semaine de bulles arc-en-ciel.
C'est par un de ces jours gris, en venant chercher l'eau savonneuse
hebdomadaire, qu'il apprit la nouvelle. De la bouche même de sa mère.
Sa mère penchée sur la lessiveuse, le visage dans la buée
et dans l'odeur de linge bouilli et qui lui annonça qu'il ne verrait
plus Tata Merluche, car Tata Merluche venait de mourir, emportée
par une mauvaise grippe. Malgré la vapeur de la lessive qui l’entourait,
P’tit Louis se sentit tout froid. Noël approchait et Tata Merluche
ne serait pas avec eux devant le sapin et à la table toute décorée
chargée d’assiettes et de bougies coulantes. Il pensa aussi qu’elle
ne verrait pas les progrès qu’il avait accomplis dans la fabrication
des bulles, progrès qu’elle aurait applaudis des deux mains, en
riant et en le félicitant.
- Elle est au ciel, maintenant, lui dit sa mère.
Tata Merluche allait bien lui manquer. Le lendemain, il se demanda
soudain s’il n’était pas possible que Tata Merluche, qui était
donc au ciel, ne vît pas ses bulles de savon monter jusqu’à
elle. Il questionna sa mère.
- Non, P’tit Louis, ce n’est pas possible, Tata Merluche est trop loin
maintenant.
Il lui aurait bien répondu que ses ballons de savon, solides
et vaillants comme ils étaient, montaient maintenant aussi haut
que les nuages. Mais voyant que les yeux de sa maman étaient déjà
tout pleins de larmes, il se tut et retourna à ses jeux. |
Noël était passé, l’école avait rouvert ses
portes et P’tit Louis réfléchissait. Bien entendu, il savait
que ses bulles n’iraient jamais jusqu’en haut du ciel. Pour cela, il aurait
fallu être un oiseau, un grand oiseau, avec de grandes ailes. Le
soir, alors qu’il faisait ses devoirs sur la table de la cuisine, souvent
il s’interrompait dans son travail et dessinait un oiseau dans les marges
de son cahier. |
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Pour rejoindre Tata Merluche et la ramener ici, il aurait fallu
enfourcher un oiseau tel que ceux qu’il dessinait. Mais de tels oiseaux
n’existaient pas. Ou alors faudrait les inventer, les construire, pourquoi
pas ? Il gribouillait alors sur son cahier des plans et des esquisses à
l’encre violette, puis s’arrêtait, tête en l’air et yeux au
plafond, le porte-plume dans la bouche.
- Tu as fini tes devoirs, P’tit Louis ?
Eh non, il ne les avait pas finis. Ce problème de trains à
vapeur qui se croisaient quelque part entre Paris et Lyon, il fallait le
résoudre. Donc fini de rêver. Il imaginait déjà
son instituteur se penchant sur la page vide de son cahier, où seuls
les grands oiseaux de bois qu’il avait dessinés volaient entre les
lignes. Il entendait déjà sa grosse voix grondeuse et sarcastique
: « Encore une fois, vous n’avez pas terminé votre problème
! Mais qu’allons-nous faire de vous, Monsieur Louis Blériot ? » |
Texte et illustrations de Guy Robert
- Octobre 2005
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