Novembre 2005
Les autres N°

TATA MERLUCHE ET LES BALLONS
Un matin d'été, en descendant du train, Tata Merluche offrit à P'tit Louis un tout petit paquet dans un beau papier bleu.
- Tiens, c'est pour toi, et ça vient de Paris, précisa Tata Merluche.
P'tit Louis, tout à la hâte de découvrir son cadeau, déchira fébrilement le papier qui l'enveloppait.
- Doucement, dit Tata Merluche, ne le renverse pas !
Mais déjà P'tit Louis, intrigué, brandissait un tube rouge avec des inscriptions jaunes élégamment disposées en guirlande : une belle chose, inconnue et incompréhensible, comme les vraies surprises.
- Eh bien, ouvre-le maintenant.
Ah oui, le haut du tube se dévissait. Précautionneusement, il souleva le bouchon. Une petite tige y était fixée et plongeait dans un liquide laiteux.
- C'est quoi ?
- Devine, répondit Tata Merluche.
Sous le bouchon, la tige se terminait par un anneau recouvert d'une mince pellicule, iridescente et comme animée de vie. A la lumière, la pellicule creva soudain en fines gouttelettes, avec un imperceptible «blop».
- C'est une machine à faire des bulles, révéla enfin Tata Merluche. 
Le destin de P'tit Louis venait de basculer.
Toute la journée, et les nombreuses journées qui suivirent ce jour mémorable, P'tit Louis se consacra au difficile sacerdoce de gonfleur de bulles. Les débuts furent piteux, avec du savon dans l'œil et sur les chaussures. Mais à force de pratique, P'tit Louis devint rapidement un expert. Ses bulles, de plus en plus rebondies et solides, s'élevaient régulièrement dans le ciel, faisant la joie et l'admiration de ses petits camarades. Mais à la reconnaissance publique de ses congénères, souvent teintée de jalousie d'ailleurs, il préféra bien vite la solitude du jardin familial. D'autant plus que Monsieur Duboeuf, son instituteur, l'avait menacé à la récréation de lui confisquer son trésor. Dans le même temps, il venait de se faire expulser de la maison, sa mère voyant d'un très mauvais œil les taches de savon s'épanouir sur son beau carrelage. «Va jouer dehors » était devenue maintenant la phrase rituelle, le « Sésame, ouvre-toi » qui le livrait à la liberté de l'étroit jardin et à sa débauche de bulles. Ses «ballons», comme tout le monde disait.
Et c'est vrai qu'ils étaient beaux, ses ballons ! Il ne se lassait pas de les voir monter dans le soleil, basculer de l'autre côté du toit puis, comme aspirés par un invisible souffle, se mettre à grimper, vite et droit, vers les nuages. La plupart claquaient au cours de cette ascension, effleurant la branche d'un arbre, le bec d'un oiseau ou succombant à leur propre tension interne. Mais quelques uns, les jours où P'tit Louis était particulièrement en forme et inspiré, se hissaient d'un coup au zénith, disparaissant à la vue de tous, happés par la distance et l'infini. P'tit Louis rêvait alors longuement de ce que ses ballons pouvaient refléter du spectacle de la terre et de nos petites occupations indiscernables, à cette hauteur vertigineuse.
- Redescends sur terre, lui disait son père.
- Mon P'tit Louis est encore dans la lune, rajoutait tendrement sa mère en lui ébouriffant les cheveux.
Et prenant conscience qu'il avait, depuis cinq minutes, les yeux grand ouverts sur le vide, P'tit Louis revenait parmi les siens, s'apercevait qu'il était sept heures du soir, qu'il était à table, qu'il avait laissé sa soupe refroidir dans son assiette. Il pensait alors que, vue depuis son ballon de savon, la terre, où étaient enfermés son pays, sa ville, sa maison, la cuisine, ses parents et sa soupe tiède, ne devait pas apparaître plus grosse qu'une bulle, et moins fragile.
Les jours de lessive, P'tit Louis venait au ravitaillement afin de remplir son tube à faire les ballons.
- Voilà mon fidèle client, disait sa mère en riant. Et elle plongeait dans la mousse, le petit tube que lui tendait P’tit Louis.
C’était reparti pour toute une semaine de bulles arc-en-ciel.

C'est par un de ces jours gris, en venant chercher l'eau savonneuse hebdomadaire, qu'il apprit la nouvelle. De la bouche même de sa mère. Sa mère penchée sur la lessiveuse, le visage dans la buée et dans l'odeur de linge bouilli et qui lui annonça qu'il ne verrait plus Tata Merluche, car Tata Merluche venait de mourir, emportée par une mauvaise grippe. Malgré la vapeur de la lessive qui l’entourait, P’tit Louis se sentit tout froid. Noël approchait et Tata Merluche ne serait pas avec eux devant le sapin et à la table toute décorée chargée d’assiettes et de bougies coulantes. Il pensa aussi qu’elle ne verrait pas les progrès qu’il avait accomplis dans la fabrication des bulles, progrès qu’elle aurait applaudis des deux mains, en riant et en le félicitant.
- Elle est au ciel, maintenant, lui dit sa mère.
Tata Merluche allait bien lui manquer. Le lendemain, il se demanda soudain s’il n’était pas possible que Tata Merluche, qui était donc au ciel, ne vît pas ses bulles de savon monter jusqu’à elle. Il questionna sa mère.
- Non, P’tit Louis, ce n’est pas possible, Tata Merluche est trop loin maintenant.
Il lui aurait bien répondu que ses ballons de savon, solides et vaillants comme ils étaient, montaient maintenant aussi haut que les nuages. Mais voyant que les yeux de sa maman étaient déjà tout pleins de larmes, il se tut et retourna à ses jeux.

Noël était passé, l’école avait rouvert ses portes et P’tit Louis réfléchissait. Bien entendu, il savait que ses bulles n’iraient jamais jusqu’en haut du ciel. Pour cela, il aurait fallu être un oiseau, un grand oiseau, avec de grandes ailes. Le soir, alors qu’il faisait ses devoirs sur la table de la cuisine, souvent il s’interrompait dans son travail et dessinait un oiseau dans les marges de son cahier.
 Pour rejoindre Tata Merluche et la ramener ici, il aurait fallu enfourcher un oiseau tel que ceux qu’il dessinait. Mais de tels oiseaux n’existaient pas. Ou alors faudrait les inventer, les construire, pourquoi pas ? Il gribouillait alors sur son cahier des plans et des esquisses à l’encre violette, puis s’arrêtait, tête en l’air et yeux au plafond, le porte-plume dans la bouche.
- Tu as fini tes devoirs, P’tit Louis ? 
Eh non, il ne les avait pas finis. Ce problème de trains à vapeur qui se croisaient quelque part entre Paris et Lyon, il fallait le résoudre. Donc fini de rêver. Il imaginait déjà son instituteur se penchant sur la page vide de son cahier, où seuls les grands oiseaux de bois qu’il avait dessinés volaient entre les lignes. Il entendait déjà sa grosse voix grondeuse et sarcastique : « Encore une fois, vous n’avez pas terminé votre problème ! Mais qu’allons-nous faire de vous, Monsieur Louis Blériot ? »
Texte et illustrations de Guy Robert - Octobre 2005