Mars 2006
Les autres N°


Galerie de portraits


Après Jean-Sébastien Gonzague de Linutil (voir le numéro de novembre 2004 : Un compositeur méconnu), voici enfin révélée la biographie d’un autre des ancêtres de notre héros :
En l’année 1420, à Venise, Léonardo Da Linutil vit, mal, de ses quelques toiles peintes à l’huile, un procédé nouveau que vient de mettre au point un de ses collègues flamands. Un soir, alors qu’il est en train d’achever une de ses - rares - commandes, il s’aperçoit qu’il n’a plus assez d’huile pour finir sa toile. Subite inspiration, trait de génie ou conjonction fortuite de l’inventivité féconde et de la dure nécessité ? Qu’importe l’huile, il terminera son œuvre au vinaigre !
C’est ainsi que naquit la technique originale de la peinture au vinaigre dont Léonardo Da Linutil, précurseur, fut d’ailleurs l’unique adepte. Technique bien adaptée à la représentation des natures mortes, en particulier les cornichons, elle va devenir, entre les mains de Léonardo, l’instrument d’un réalisme inconnu à l’époque et faire de lui, avant l’heure, un véritable photographe de son temps. Ainsi, par exemple, il pousse le souci du détail jusqu’à peindre, dans sa célèbre toile « le Grand Canal », les épluchures d’orange flottant sur l’eau. Certes, des confrères jaloux feront courir le bruit qu’il s’agit simplement des reflets ratés d’un coucher de soleil mal peint. Quoi qu’il en soit, on peut penser qu’à l’époque Venise n’était guère plus propre que maintenant, coucher de soleil ou pas.
La renommée de Léonard va franchir avant lui les portes, lourdes et fermées, du palais des doges. Un beau matin d’août, un messager lui apporte une commande, LA commande : le Doge veut un portrait de Lucrèce Boudgra, sa fille, afin de lui faire une surprise pour son anniversaire.
Léonardo Da Linutil prépare ses plus doux pinceaux, ses toiles de lin le plus fin, son vinaigre le plus pur et, pendant cinq semaines, se rend chaque matin au Palais peindre le portrait de la Princesse. Hélas ! Victime de sa technique et de son talent, il fait de Lucrère Boudgra un portrait ressemblant, très ressemblant, trop ressemblant ! Un beau matin de septembre, les soldats du Prince viennent le chercher et, passant par le Pont des Soupirs tristement célèbre, l’emprisonnent sans autre forme de procès aux Plombs de Venise. 
Quand il en ressort, 20 ans plus tard après que Lucrère Boudgra ait couvé une mauvaise peste, il est devenu vieux, malade et  inconnu. La peinture à l’huile a supplanté toutes les autres techniques, dont celle qui fit sa gloire. Les dernières paroles de Léonardo Da Linutil, quelque jours avant sa mort et rapportées par son confesseur, évoqueront une ultime fois le malheureux tableau de la terrible Boudgra :
« L’huile ne l’aurait pas rendue belle, mais le vinaigre a bien peint son âme ».
Encore un destin qui a du chien et une histoire qui ne manque pas de piquant…