Moi, Linutil, j’ai beaucoup de mes
collègues qui, comme moi, travaillent dans la BD. Oh ! il y en a
des célèbres ! Mais célèbres ou pas, croyez-moi,
c’est pas forcément de tout repos ! Car même si on est dans
la BD, on n’est pas là pour coincer la bulle. Alors, de temps en
temps, pour oublier nos soucis et nous reposer de notre dur labeur, nous
prenons l’air, juste le temps d’une petite soirée entre amis. C’est
ce qui s’est passé pas plus tard que l’autre fois, à Jachère-la-Profonde,
où se tenait l’un de ces innombrables et méconnus salons
de la BD, sous une tente, dans un champ. A 20 heures le salon, faute de
visiteurs, avait fermé jusqu’au lendemain. Sous le chapiteau désert,
les auteurs s’étaient réfugiés, comme toujours à
cette heure-là, près du bar, et à grand renfort de
boissons plus ou moins alcoolisées, se persuadaient d’être
les génies du moment. Alors nous, les héros, nous faisant
la courte échelle, sommes sortis des cases de nos albums, des feuillets
de nos périodiques et des fenêtres de nos sites internet,
sans bruit. Puis refermant les pages à double tour dernière
nous, et sans nous faire remarquer, nous avons soulevé discrètement
la toile du chapiteau et sommes sortis dans la nuit. |
Si un visiteur attardé avait
feuilleté un de nos albums à ce moment-là, il n’aurait
trouvé que des cases vides, avec seulement le décor et nos
bulles muettes. Nous, nous étions déjà dehors et nous
nous éloignions du chapiteau, à la queue leu leu dans la
nuit. Il y avait là tous les chiens de BD, depuis ceux qui servent
de compagnon et de faire-valoir à leur maître héros,
jusqu’à ceux qui sont de véritables personnages à
part entière. |
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En tête venait Milou,
enfin décollé de son envahissant petit maître Tintin,
et que cette liberté retrouvée rendait comme fou, lui d’habitude
si raisonnable. Juste derrière, trottait Idéfix, passant
d’arbre en arbre, non pour lever la patte mais pour vérifier leur
bonne santé. Sans potion magique et sans Obélix, il fredonnait
un petit air gaulois. A part nous, personne dans les rues de la petite
ville. Tout le monde devait être devant sa télé (au
lieu de lire des BD !). Un éventuel curieux jetant un coup d’œil
par sa fenêtre n’aurait aperçu là qu’une bande de chiens
vaquant à leurs affaires courantes, la pénombre ne lui permettant
pas de voir que nous étions simplement de papier. |
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Il y avait également Pluto,
le chien de Mickey, qui gambadait oreilles au vent. Il s’adressait souvent
en anglais à Snoopy lequel, malgré nos protestations,
n’avait pas voulu se séparer de sa niche, ce qui faisait un raffut
du diable sur le pavé de la rue. Nous cheminions au hasard, bien
déterminés à finir la nuit dans un estaminet où
l’on voudrait bien de nous et où on ne serait pas trop regardant
sur nos identités. |
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Toutefois les avis étaient
partagés. Rantanplan voulait aller vers l’Ouest, normal,
mais comme il n’avait aucun sens de l’orientation, il pouvait tout aussi
bien nous suivre dans n’importe quelle direction. Pif aurait bien
fait la chasse aux chats, histoire de se venger des facéties d’Hercule.
Mais, malgré le courage et la témérité dont
nombre d’entre nous faisait preuve quand il s’agissait de se produire en
album, on préférait tous rester entre chiens et ne pas nous
exposer à quelques mauvais coups. Imaginez un instant que Boule
retrouve demain matin son Bill avec un sparadrap sur la truffe !
Tout un scénario à changer, toute une page à réaménager
! La gaffe ! |
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C’est ainsi, gambadant et devisant
joyeusement, qu’au détour d’une rue nous tombâmes sur la fourrière.
Il y avait là, silencieux,
de nombreux chiens abandonnés, tristes, qui n’attendaient plus rien
de la vie derrière leurs barreaux. Certains avaient été
battus par leurs méchants propriétaires, d’autres avaient
été retrouvés attachés dans des forêts
au moment des vacances, d’autres s’étaient retrouvés là
après la mort de leurs maîtres, enfin d’autres ayant fui de
chez eux pour de bonnes et obscures raisons, s’étaient fait prendre
pour vagabondage et purgeaient là une peine qui serait sans doute
la dernière de leur triste et courte existence. |
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C’est du moins ce que nous pûmes
apprendre, en échangeant quelques wouaf-wouaf avec ces malheureux.
Socrate,
le demi-chien, sage parmi les sages, essaya de nous faire valoir qu’il
fallait de tout pour faire un monde et que de son temps, en Ithaque, il
n’était pas rare que l’on sacrifiât des chiens aux dieux,
à défaut d’esclaves. Quelle horreur ! Kador, qui en
avait vu des vertes et des pas mures avec ses Bidochon de maîtres,
préférait mille fois sa petite vie de beaufs étriqués
à cet enfer ! Je ne sais si c’est quelque chose dans l’air de cette
nuit, ou la laideur de cette prison ou la honte d’être libres face
à ces pauvres créatures condamnées, toujours est-il
qu’il nous sembla, à tous, urgent de passer à l’action. |
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Nous dépêchâmes
le plus costaud d’entre nous pour forcer la grille d’entrée. «
C’est Cubitus qui s’y colle » et certes, il fallait bien un
tel gabarit pour investir la place. En un tour de mains nous sommes tous
à pied d’œuvre, si j’ose dire. Chacun se glisse dans une cage, comme
on glisse une lettre à la poste, et nous libérons nos amis.
C’est le chien de berger du Génie des Alpages, le seul chien
de BD à ne pas avoir de nom, qui tenta de rassembler les évadés.
Mais la conduite des troupeaux n’étant toujours pas son fort, cela
se solda par une plus grande pagaille encore. |
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Héros de papier et héros
en chair et en os finirent la nuit sous les étoiles, autour d’un
feu de camp, mais sans trop s’en approcher en ce qui nous concerne, à
écouter Gai-Luron nous raconter ses gags, tandis que moi,
Linutil, grattais quelques airs sur ma vieille guitare.
Au petit matin nous nous séparâmes
en promettant de se téléphoner. La grille de la fourrière
battait sur le vide et c’était tant mieux. Nous, les chiens de BD,
avons regagné discrètement les pages de nos albums, reprenant
notre vie de forçat coutumière, mais jurant de faire à
nouveau le mur, à la prochaine occasion. |
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Si donc un soir vous croisez
un chien de papier dans la rue, ne vous étonnez pas : c’est qu’un
salon de la BD vient sans doute de planter son chapiteau pas loin de chez
vous. |
© Guy Robert - novembre 2006
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Les
« Chiens de BD » présents cette nuit-là au Salon
de Jachère-la-Profonde étaient, par ordre d’entrée
en scène :
Milou,
des « Aventures de Tintin et Milou », par Hergé,
aux Editions Casterman
Idefix,
des « Aventures d’Astérix Le Gaulois », par Goscinny
et Uderzo, aux Editons Albert René
Pluto,
des « Aventures de Mickey », par Walt Disney.
Snoopy,
de la série
« Snoopy », par Schulz, aux Editions
Dargaud
Rantanplan,
de la série « Lucky Luke » par Morris, aux Editions
Lucky Comics
Pif,
des « Aventures de Pif et Hercule », par Corteggiani
et Fiquet, d’après C. Arnal, aux Editions Pif Editions
Bill
des « Aventures de Boule et Bill », par Verron d’après
Roba, aux Editions Dargaud
Socrate,
demi-chien, par Sfar et Blain, aux Editions Dargaud
Kador,
de la série
« Les Bidochons », par Binet, aux
Editions Casterman
Cubitus,
de la série du même nom, par Dupa, aux Editions du Lombard
Le
chien de berger du « Génie des Alpages »,
par F’Mur, aux Editions Dargaud
Gai-Luron,
de la série du même nom, par Gotlib, aux Editions Fluide Glacial
et
bien sûr…
Linutil,
héros des « Aventures de Linutil », par
Guy, à la recherche d’un éditeur…. |
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