Novembre 2006
Les autres N°

UNE FÊTE ENTRE AMIS



 
Moi, Linutil, j’ai beaucoup de mes collègues qui, comme moi, travaillent dans la BD. Oh ! il y en a des célèbres ! Mais célèbres ou pas, croyez-moi, c’est pas forcément de tout repos ! Car même si on est dans la BD, on n’est pas là pour coincer la bulle. Alors, de temps en temps, pour oublier nos soucis et nous reposer de notre dur labeur, nous prenons l’air, juste le temps d’une petite soirée entre amis. C’est ce qui s’est passé pas plus tard que l’autre fois, à Jachère-la-Profonde, où se tenait l’un de ces innombrables et méconnus salons de la BD, sous une tente, dans un champ. A 20 heures le salon, faute de visiteurs, avait fermé jusqu’au lendemain. Sous le chapiteau désert, les auteurs s’étaient réfugiés, comme toujours à cette heure-là, près du bar, et à grand renfort de boissons plus ou moins alcoolisées, se persuadaient d’être les génies du moment. Alors nous, les héros, nous faisant la courte échelle, sommes sortis des cases de nos albums, des feuillets de nos périodiques et des fenêtres de nos sites internet, sans bruit. Puis refermant les pages à double tour dernière nous, et sans nous faire remarquer, nous avons soulevé discrètement la toile du chapiteau et sommes sortis dans la nuit.
Si un visiteur attardé avait feuilleté un de nos albums à ce moment-là, il n’aurait trouvé que des cases vides, avec seulement le décor et nos bulles muettes. Nous, nous étions déjà dehors et nous nous éloignions du chapiteau, à la queue leu leu dans la nuit. Il y avait là tous les chiens de BD, depuis ceux qui servent de compagnon et de faire-valoir à leur maître héros, jusqu’à ceux qui sont de véritables personnages à part entière.
En tête venait Milou, enfin décollé de son envahissant petit maître Tintin, et que cette liberté retrouvée rendait comme fou, lui d’habitude si raisonnable. Juste derrière, trottait Idéfix, passant d’arbre en arbre, non pour lever la patte mais pour vérifier leur bonne santé. Sans potion magique et sans Obélix, il fredonnait un petit air gaulois. A part nous, personne dans les rues de la petite ville. Tout le monde devait être devant sa télé (au lieu de lire des BD !). Un éventuel curieux jetant un coup d’œil par sa fenêtre n’aurait aperçu là qu’une bande de chiens vaquant à leurs affaires courantes, la pénombre ne lui permettant pas de voir que nous étions simplement de papier. 
Il y avait également Pluto, le chien de Mickey, qui gambadait oreilles au vent. Il s’adressait souvent en anglais à Snoopy lequel, malgré nos protestations, n’avait pas voulu se séparer de sa niche, ce qui faisait un raffut du diable sur le pavé de la rue. Nous cheminions au hasard, bien déterminés à finir la nuit dans un estaminet où l’on voudrait bien de nous et où on ne serait pas trop regardant sur nos identités. 
Toutefois les avis étaient partagés. Rantanplan voulait aller vers l’Ouest, normal, mais comme il n’avait aucun sens de l’orientation, il pouvait tout aussi bien nous suivre dans n’importe quelle direction. Pif aurait bien fait la chasse aux chats, histoire de se venger des facéties d’Hercule. Mais, malgré le courage et la témérité dont nombre d’entre nous faisait preuve quand il s’agissait de se produire en album, on préférait tous rester entre chiens et ne pas nous exposer à quelques mauvais coups. Imaginez un instant que Boule retrouve demain matin son Bill avec un sparadrap sur la truffe ! Tout un scénario à changer, toute une page à réaménager ! La gaffe !
C’est ainsi, gambadant et devisant joyeusement, qu’au détour d’une rue nous tombâmes sur la fourrière.

Il y avait là, silencieux, de nombreux chiens abandonnés, tristes, qui n’attendaient plus rien de la vie derrière leurs barreaux. Certains avaient été battus par leurs méchants propriétaires, d’autres avaient été retrouvés attachés dans des forêts au moment des vacances, d’autres s’étaient retrouvés là après la mort de leurs maîtres, enfin d’autres ayant fui de chez eux pour de bonnes et obscures raisons, s’étaient fait prendre pour vagabondage et purgeaient là une peine qui serait sans doute la dernière de leur triste et courte existence.

C’est du moins ce que nous pûmes apprendre, en échangeant quelques wouaf-wouaf avec ces malheureux. Socrate, le demi-chien, sage parmi les sages, essaya de nous faire valoir qu’il fallait de tout pour faire un monde et que de son temps, en Ithaque, il n’était pas rare que l’on sacrifiât des chiens aux dieux, à défaut d’esclaves. Quelle horreur ! Kador, qui en avait vu des vertes et des pas mures avec ses Bidochon de maîtres, préférait mille fois sa petite vie de beaufs étriqués à cet enfer ! Je ne sais si c’est quelque chose dans l’air de cette nuit, ou la laideur de cette prison ou la honte d’être libres face à ces pauvres créatures condamnées, toujours est-il qu’il nous sembla, à tous, urgent de passer à l’action.
Nous dépêchâmes le plus costaud d’entre nous pour forcer la grille d’entrée. « C’est Cubitus qui s’y colle » et certes, il fallait bien un tel gabarit pour investir la place. En un tour de mains nous sommes tous à pied d’œuvre, si j’ose dire. Chacun se glisse dans une cage, comme on glisse une lettre à la poste, et nous libérons nos amis. C’est le chien de berger du Génie des Alpages, le seul chien de BD à ne pas avoir de nom, qui tenta de rassembler les évadés. Mais la conduite des troupeaux n’étant toujours pas son fort, cela se solda par une plus grande pagaille encore.
Héros de papier et héros en chair et en os finirent la nuit sous les étoiles, autour d’un feu de camp, mais sans trop s’en approcher en ce qui nous concerne, à écouter Gai-Luron nous raconter ses gags, tandis que moi, Linutil, grattais quelques airs sur ma vieille guitare.
Au petit matin nous nous séparâmes en promettant de se téléphoner. La grille de la fourrière battait sur le vide et c’était tant mieux. Nous, les chiens de BD, avons regagné discrètement les pages de nos albums, reprenant notre vie de forçat coutumière, mais jurant de faire à nouveau le mur, à la prochaine occasion.
 Si donc un soir vous croisez un chien de papier dans la rue, ne vous étonnez pas : c’est qu’un salon de la BD vient sans doute de planter son chapiteau pas loin de chez vous.
© Guy Robert - novembre 2006

Les « Chiens de BD » présents cette nuit-là au Salon de Jachère-la-Profonde étaient, par ordre d’entrée en scène :

Milou, des « Aventures de Tintin et Milou », par Hergé, aux Editions Casterman
Idefix, des « Aventures d’Astérix Le Gaulois », par Goscinny et Uderzo, aux Editons Albert René
Pluto, des « Aventures de Mickey », par Walt Disney.
Snoopy, de la série « Snoopy », par Schulz, aux Editions Dargaud
Rantanplan, de la série « Lucky Luke » par Morris, aux Editions Lucky Comics
Pif, des « Aventures de Pif et Hercule », par Corteggiani et Fiquet, d’après C. Arnal, aux Editions Pif Editions
Bill des « Aventures de Boule et Bill », par Verron d’après Roba, aux Editions Dargaud
Socrate, demi-chien, par Sfar et Blain, aux Editions Dargaud
Kador, de la série « Les Bidochons », par Binet, aux Editions Casterman
Cubitus, de la série du même nom, par Dupa, aux Editions du Lombard
Le chien de berger du « Génie des Alpages », par F’Mur, aux Editions Dargaud
Gai-Luron, de la série du même nom, par Gotlib, aux Editions Fluide Glacial
 et bien sûr…
Linutil, héros des  « Aventures de Linutil », par Guy, à la recherche d’un éditeur….