Le Bureau
des Projets
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Le
20 mars 2012, jour de l'équinoxe de printemps, à 10h13 du
matin, le temps s'arrêta brusquement dans tout l'univers connu.
Sur
le coup, personne ne s'en aperçut vraiment, et tout aurait sans
doute continué comme avant si le temps s'en était tenu là.
Toutefois, au bout de quelques minutes (mais comme le temps s'était
arrêté on eut toutes les peines du monde à évaluer
la durée exacte de ces minutes), disons donc qu'au terme de quelques
instants indéfinis, le temps se mit lentement à régresser.
C'est-à-dire qu'à ce qui aurait dû être 10h20
en marche normale, il ne fut plus que 10h06 puis, à 10h30, 9h48
et ainsi de suite. Cela, bien entendu, si l'on avait pu afficher l'heure.
Hélas, toutes les horloges de la planète, vestales appliquées
et fidèles de ce temps qui soudain fuyait vers lui-même, eurent
à l'heure fatidique un petit spasme d'agonie comme si elles voulaient
continuer leur ronde, contre vents et marées, comme un animal mourant
qui se couche au sol et dont les pattes courent encore ;
puis elle repartirent vaille que vaille dans l'autre sens avant de stopper,
définitivement immobiles. Car les pendules, chacun l'aura remarqué,
ce n'est pas vraiment fait pour marcher à reculons. Ni les compteurs,
d'ailleurs, ni les horloges internes des ordinateurs, ni les métronomes,
ni les horloges atomiques qui implosèrent doucement et sans bruit.
Même les sabliers se bouchèrent, et les gnomons ne furent
plus soudain que l'ombre d'eux-mêmes. |
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Le
temps reculait, et de plus en plus vite. Certains philosophes, qui n'avaient
pas attendu cette occasion pour battre la breloque, comparèrent
le phénomène à la course d'une balle qu'on jette en
l'air. Au lancement, elle monte droite vers le ciel puis, au sommet de
sa trajectoire, semble ralentir, infléchir doucement la courbe de
son ascension, suspendue dans l'air comme immobile, avant de redescendre
de plus en plus vite vers le sol. C'est effectivement ce qui semblait se
passer avec le temps : il était arrivé à un point
où son élan initial n'était plus suffisant pour lui
permettre toute progression nouvelle, alors il retombait, refluait. Jusqu'où
? Vers quoi ? Car la balle en retombant, rebondit. Le temps allait-il rebondir,
lui aussi ? Si tout un chacun pouvait se poser ce genre de questions, personne
n'eut vraiment le temps, c'est le cas de le dire, de les approfondir et
encore moins d'y répondre. |
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Bientôt, l'écart entre
le temps « réel » et le temps « à reculons » qui n'était au départ que de
quelques minutes, se compta rapidement en heure, puis en jours. Dès lors,
personne ne prit plus la peine d'évaluer cette perte, irrémédiable et
constante comme le sang s'écoulant d'une blessure mortelle. Hommes, femmes,
enfants, entreprises, gouvernements, sur tous les continents, dans tous les
pays, avaient bien d'autres problèmes à résoudre. La fuite du temps avait
tout désorganisé. En marchant à l'envers, la terre avait provoqué un
maelström où toute la civilisation s'était engouffrée. Plus rien ne
fonctionnait, du moins rien de ce qu'on nommait alors les « les nouvelles
technologies ». Bâties sur la division du temps et le cadencement des
opérations, ces techniques étaient vouées au panier : sachant que le temps
reculait, une commande lancée par une de ces machines était considérée par
ces systèmes comme terminée avant même d'avoir commencé. On remarqua que
seuls les batteurs électriques de cuisine tinrent le choc un « certain temps
», à vrai dire jusqu'au moment où la distribution du courant fut
définitivement interrompue, partout. |
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Le
soleil tournant à rebours, les beaux quartiers reçurent d’un
coup fumées et pestilences que les vents retournés rabattaient
des dépôts d’ordures. On s’exila, on se retrancha, on s’isola.
Sans communications, sans énergie, les villes en tant qu’unités
sociales organisées s’effondrèrent. On revint doucement au
XIXème siècle, au XVIIIème, en quelques mois, et sans
retrouver au retour l’espoir, l’inventivité et le dynamisme que
ces époques, éprises de culture et de progrès, avaient
connus à l’aller. Avec le temps fuyant à l’envers, le progrès
était ce futur qu’on avait maintenant derrière soi. Même
les saisons s’y mêlèrent. La pomme sur l’arbre finit en fleur.
Le cycle de la nature se retourna comme un vieux gant. L’agriculture ne
fut plus qu’un souvenir ému, comme l’industrie. Le monde des humains,
des bêtes et des plantes, des soleils couchants, des bébés
qui gigotent et des prises électriques était en train de
disparaître. Les religions, qui avaient pourtant longtemps regardé
en arrière, étaient déconcertées maintenant
que le sens de la marche avait changé. Le retour aux sources, s’il
n’était pas pour déplaire à ceux qui voulaient prouver
la légitimité de leur dogme, en inquiétait néanmoins
plus d’un. A l’approche du point de départ originel, de nouvelles
guerres de religion éclatèrent ; mais sans moyens techniques,
sans armes efficaces, on s’en tint aux coups de poing et aux jets de pierre.
Ce qui fit, prodige depuis longtemps oublié, moins de victimes que
les épidémies qui ravageaient maintenant la planète
: on allait jusqu’à mourir d’une simple ampoule au pied. Alors,
faute de combattants, la guerre aussi s’arrêta. Revenue à
l’aube des temps, la terre n’était plus qu’un désert flambant
et silencieux, perdue dans l’immensité galactique et les derniers
survivants s’y traînèrent encore quelques lunes, se nourrissant
de maigres racines, avant de disparaître comme le temps, définitivement. |
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Le
Responsable du Bureau des Projets poussa un long soupir. Décidemment,
cette expérience était un échec, un de plus. Le patron
n’allait pas apprécier. « N’dedieu », comme on l’appelait
ici quand il n’était pas là, allait encore le frapper de
ses foudres et de sa divine colère. Bon, il fallait s’y résoudre.
Le Responsable du Bureau des Projets prit la petite boule bleue où
tournoyaient des nuages et la jeta dans le broyeur. « Il faut tout
recommencer, autrement, et ailleurs », se dit-il à lui-même.
Il prit une grande feuille de papier devant lui, à l’en-tête
du Bureau des Projets, orné du joli logo qui représentait
un nuage blanc et un éclair rouge. De sa belle écriture,
en haut et à gauche, il inscrivit : A l’attention de Monsieur
le Sous-Délégué Général à la
Création. « N’dedieu, en personne » pensa-t-il.
Puis plus bas, et souligné 2 fois : Projet Terre 5. Le Responsable
du Bureau des Projets trempa sa plume dans l’encre, leva la tête
vers le plafond pour y chercher l’inspiration, tout en lissant sa longue
barbe, puis se mit à écrire. |
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Suite
aux problèmes rencontrés sur Terre 4 avec la race qui y avait
été implantée et qui s’est révélée
à l’usage agressive, suicidaire et passablement immature, le Bureau
des Projets a été amené à suspendre l’expérience
en cours et à stopper définitivement le chantier. Un
nouveau projet, différent, est proposé à Monsieur
le Sous-Délégué Général à la
Création. Il en trouvera ci-joint le budget et les principales caractéristiques.
Comme Monsieur le Sous-Délégué Général
pourra le souligner auprès de la Très-Haute-Autorité,
nous tablons sur une mise en production prochaine et réussie de
Terre 5 qui fera oublier les déboires connus avec la Terre précédente… |
L’être
se réveilla doucement dans la lumière jaune du matin. Les
deux soleils levants éclairaient l’horizon. Bientôt ils réchaufferaient
les prairies grasses dont l’herbe pourpre ondulait sous la brise légère
et parfumée. «Que voilà une belle journée, pleine
de promesses » pensa l’escargot en tournant ses cornes vers le ciel. |
©
Guy Robert - avril 2007 |
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