Avril 2007
Les autres N°

Le Bureau des Projets
 

Le 20 mars 2012, jour de l'équinoxe de printemps, à 10h13 du matin, le temps s'arrêta brusquement dans tout l'univers connu.

Sur le coup, personne ne s'en aperçut vraiment, et tout aurait sans doute continué comme avant si le temps s'en était tenu là. Toutefois, au bout de quelques minutes (mais comme le temps s'était arrêté on eut toutes les peines du monde à évaluer la durée exacte de ces minutes), disons donc qu'au terme de quelques instants indéfinis, le temps se mit lentement à régresser. C'est-à-dire qu'à ce qui aurait dû être 10h20 en marche normale, il ne fut plus que 10h06 puis, à 10h30, 9h48 et ainsi de suite. Cela, bien entendu, si l'on avait pu afficher l'heure. Hélas, toutes les horloges de la planète, vestales appliquées et fidèles de ce temps qui soudain fuyait vers lui-même, eurent à l'heure fatidique un petit spasme d'agonie comme si elles voulaient continuer leur ronde, contre vents et marées, comme un animal mourant qui se couche au sol et dont les pattes courent encore ; puis elle repartirent vaille que vaille dans l'autre sens avant de stopper, définitivement immobiles. Car les pendules, chacun l'aura remarqué, ce n'est pas vraiment fait pour marcher à reculons. Ni les compteurs, d'ailleurs, ni les horloges internes des ordinateurs, ni les métronomes, ni les horloges atomiques qui implosèrent doucement et sans bruit. Même les sabliers se bouchèrent, et les gnomons ne furent plus soudain que l'ombre d'eux-mêmes.

Le temps reculait, et de plus en plus vite. Certains philosophes, qui n'avaient pas attendu cette occasion pour battre la breloque, comparèrent le phénomène à la course d'une balle qu'on jette en l'air. Au lancement, elle monte droite vers le ciel puis, au sommet de sa trajectoire, semble ralentir, infléchir doucement la courbe de son ascension, suspendue dans l'air comme immobile, avant de redescendre de plus en plus vite vers le sol. C'est effectivement ce qui semblait se passer avec le temps : il était arrivé à un point où son élan initial n'était plus suffisant pour lui permettre toute progression nouvelle, alors il retombait, refluait. Jusqu'où ? Vers quoi ? Car la balle en retombant, rebondit. Le temps allait-il rebondir, lui aussi ? Si tout un chacun pouvait se poser ce genre de questions, personne n'eut vraiment le temps, c'est le cas de le dire, de les approfondir et encore moins d'y répondre.

Bientôt, l'écart entre le temps « réel » et le temps « à reculons » qui n'était au départ que de quelques minutes, se compta rapidement en heure, puis en jours. Dès lors, personne ne prit plus la peine d'évaluer cette perte, irrémédiable et constante comme le sang s'écoulant d'une blessure mortelle. Hommes, femmes, enfants, entreprises, gouvernements, sur tous les continents, dans tous les pays, avaient bien d'autres problèmes à résoudre. La fuite du temps avait tout désorganisé. En marchant à l'envers, la terre avait provoqué un maelström où toute la civilisation s'était engouffrée. Plus rien ne fonctionnait, du moins rien de ce qu'on nommait alors les « les nouvelles technologies ». Bâties sur la division du temps et le cadencement des opérations, ces techniques étaient vouées au panier : sachant que le temps reculait, une commande lancée par une de ces machines était considérée par ces systèmes comme terminée avant même d'avoir commencé. On remarqua que seuls les batteurs électriques de cuisine tinrent le choc un « certain temps », à vrai dire jusqu'au moment où la distribution du courant fut définitivement interrompue, partout.

Le soleil tournant à rebours, les beaux quartiers reçurent d’un coup fumées et pestilences que les vents retournés rabattaient des dépôts d’ordures. On s’exila, on se retrancha, on s’isola. Sans communications, sans énergie, les villes en tant qu’unités sociales organisées s’effondrèrent. On revint doucement au XIXème siècle, au XVIIIème, en quelques mois, et sans retrouver au retour l’espoir, l’inventivité et le dynamisme que ces époques, éprises de culture et de progrès, avaient connus à l’aller. Avec le temps fuyant à l’envers, le progrès était ce futur qu’on avait maintenant derrière soi. Même les saisons s’y mêlèrent. La pomme sur l’arbre finit en fleur. Le cycle de la nature se retourna comme un vieux gant. L’agriculture ne fut plus qu’un souvenir ému, comme l’industrie. Le monde des humains, des bêtes et des plantes, des soleils couchants, des bébés qui gigotent et des prises électriques était en train de disparaître. Les religions, qui avaient pourtant longtemps regardé en arrière, étaient déconcertées maintenant que le sens de la marche avait changé. Le retour aux sources, s’il n’était pas pour déplaire à ceux qui voulaient prouver la légitimité de leur dogme, en inquiétait néanmoins plus d’un. A l’approche du point de départ originel, de nouvelles guerres de religion éclatèrent ; mais sans moyens techniques, sans armes efficaces, on s’en tint aux coups de poing et aux jets de pierre. Ce qui fit, prodige depuis longtemps oublié, moins de victimes que les épidémies qui ravageaient maintenant la planète : on allait jusqu’à mourir d’une simple ampoule au pied. Alors, faute de combattants, la guerre aussi s’arrêta. Revenue à l’aube des temps, la terre n’était plus qu’un désert flambant et silencieux, perdue dans l’immensité galactique et les derniers survivants s’y traînèrent encore quelques lunes, se nourrissant de maigres racines, avant de disparaître comme le temps, définitivement.

 

Le Responsable du Bureau des Projets poussa un long soupir. Décidemment, cette expérience était un échec, un de plus. Le patron n’allait pas apprécier. « N’dedieu », comme on l’appelait ici quand il n’était pas là, allait encore le frapper de ses foudres et de sa divine colère. Bon, il fallait s’y résoudre. Le Responsable du Bureau des Projets prit la petite boule bleue où tournoyaient des nuages et la jeta dans le broyeur. « Il faut tout recommencer, autrement, et ailleurs », se dit-il à lui-même. Il prit une grande feuille de papier devant lui, à l’en-tête du Bureau des Projets, orné du joli logo qui représentait un nuage blanc et un éclair rouge. De sa belle écriture, en haut et à gauche, il inscrivit : A l’attention de Monsieur le Sous-Délégué Général à la Création. « N’dedieu, en personne » pensa-t-il.  Puis plus bas, et souligné 2 fois : Projet Terre 5. Le Responsable du Bureau des Projets trempa sa plume dans l’encre, leva la tête vers le plafond pour y chercher l’inspiration, tout en lissant sa longue barbe, puis se mit à écrire.

Suite aux problèmes rencontrés sur Terre 4 avec la race qui y avait été implantée et qui s’est révélée à l’usage agressive, suicidaire et passablement immature, le Bureau des Projets a été amené à suspendre l’expérience en cours et à stopper définitivement  le chantier. Un nouveau projet, différent, est proposé à Monsieur le Sous-Délégué Général à la Création. Il en trouvera ci-joint le budget et les principales caractéristiques. Comme Monsieur le Sous-Délégué Général pourra le souligner auprès de la Très-Haute-Autorité, nous tablons sur une mise en production prochaine et réussie de Terre 5 qui fera oublier les déboires connus avec la Terre précédente…

L’être se réveilla doucement dans la lumière jaune du matin. Les deux soleils levants éclairaient l’horizon. Bientôt ils réchaufferaient les prairies grasses dont l’herbe pourpre ondulait sous la brise légère et parfumée. «Que voilà une belle journée, pleine de promesses » pensa l’escargot en tournant ses cornes vers le ciel.

© Guy Robert - avril 2007