Décembre 2007
Les autres N°


LE LUTIN POISSEUX
Conte de Noël

Dans le nord de la Finlande, là où le sol gelé crisse et craque sous les bottes fourrées, il était une fois un lutin poisseux. Ah ! J’en entends déjà qui disent : « Oh ! Une histoire qui commence par il était une fois… encore un conte de fées, la barbe ! ». Stop, cher lecteur ! Ce « il était une fois » n’introduit pas du tout une histoire à dormir debout, mais au contraire un récit tout ce qu’il y a de plus authentique, véridique et tout en « ique ».
Bien. Donc il était une fois un lutin poisseux. Pour ceux qui, de nouveau, s’agitent au fond de la salle en murmurant « c’est quoi un lutin poisseux, c’est quoi ? », je donne la définition. Ouvrez vos cahiers, prenez vos plumes et écrivez : « Lutin poisseux » - deux points, à la ligne - « Lutin qui à la poisse, la guigne, la déveine ; lutin qui n’a pas de chance ». Voilà, tout le monde suit maintenant ? 

Effectivement, notre lutin poisseux jouait de malchance : il accumulait à l’envi mésaventures, gaffes et déconvenues, maladresses et sottises. A tel point que là-bas, dans les forêts finnoises du Cercle Polaire, ses congénères l’appelaient « Lulu-la-Poisse », c’est dire… Tout au long de l’année, le petit monde des lutins participait aux  travaux nécessaires à la préparation de la plus grande fête du calendrier lutin : Noël. Lulu-la-Poisse, comme tous les autres, travaillait pour le Père Noël. J’en vois qui ricanent… Mais si on réfléchit deux secondes, on comprend vite que le Père Noël ne peut pas tout faire, n’est-ce pas ? Il est très fort et très organisé, mais tout de même. Il se fait aider. Par les lutins. C’est comme une entreprise, une multinationale, compliquée et fourmillante, avec en haut le Patron, le père Noël et en bas, les lutins.

Notre lutin poisseux était un de ceux-là. Il avait occupé tous les postes de la grande maison, car la malchance qui s’attachait à ses pas les lui avait fait perdre les uns après les autres. Quand on l’avait mis à la fabrication des petits soldats en bois, la scierie avait brûlé. Quand il avait surveillé la plantation des sapins de Noël, on avait récolté des bananiers. Un miracle sous ces latitudes, mais mal venu. Enfin quand il s’était occupé des rennes du fameux traîneau (le seul, l’unique, celui du Père Noël !) il avait nourri ces braves bêtes avec de la luzerne trop fraîche. Ce qui les avait fait gonfler anormalement et leur avait donné des gaz nauséabonds rendant le traîneau ingouvernable à cause du sillage. 

Ce dernier échec avait été aussi fatal que déterminant pour sa carrière. A quelques heures de Noël, alors que tout le monde s’affairait fébrilement aux derniers préparatifs de la fête, notre lutin poisseux se retrouvait sans travail, errant tristement sous les bouleaux, ce qui rajoutait à sa peine. Il lui vint de sombres pensées. A quoi bon demeurer dans ce monde, à l’écart de tous, inutile, rejeté, moqué. Il pensa disparaître pour de bon.
 
Le problème, chez les lutins, c’est qu’ils sont impérissables. Un lutin ne meurt pas, ou du moins il vit très très longtemps, si longtemps que les horloges humaines ne peuvent compter les jours de leur existence. Pas éternels, les lutins, mais presque. Et inoxydables ! Ceux qui ont des accidents ou des maladies - et dans les forêts, sous ces climats rigoureux, cela arrive quelque fois - se guérissent tout seuls.

 Lulu-la-Poisse en avait fait maintes fois l’expérience. La malédiction qui pesait sur lui avait souvent provoqué dans ses entourages de terribles accidents dont il s’était toujours sorti indemne ou du moins «réparable». Alors ? Aucune disparition accidentelle possible dans le monde des lutins ? Si. Un seul point faible chez le lutin : le bonnet. Retirer son bonnet un jour de pleine lune provoque la désintégration immédiate du lutin. Le rayon de lune touche la peau imberbe du petit crâne lutin et le lutin disparaît sans bruit dans un nuage bleu scintillant. Terrible. Mais cela n’arrive jamais.
 
Vous me direz : « Mais ne peuvent-ils pas perdre leur bonnet, accidentellement, comme on perd son chapeau ? Un coup de vent et pof ! plus de lutin ! ». Et bien non. Car la nature a prévu le coup : le bonnet des lutins ne se pose pas sur la tête, il se visse. Pour le retirer, il faut le vouloir. Et sous la lune brillante de cette nuit de Noël, seul au bord du monde, c’est ce que voulait Lulu-la-Poisse : dévisser son bonnet et disparaître.


Alors, chers lecteurs, envoyez dès maintenant un SMS au 2512 et tapez « 1 » pour sauver Lulu ou « 2 » pour lui retirer son bonnet !

 Pendant ce temps, près du Pôle Nord, alors que le Père Noël était prêt à embarquer dans son traîneau pour sa traditionnelle tournée, la tour de contrôle lui intima l’ordre d’interrompre la procédure d’envol et de rejoindre l’aire de parking. Une sirène d’alarme déchirait la nuit de son cri strident. De lutins courraient partout. On n’avait jamais vu un tel affolement. Un message urgent venait d’arriver au Central : l’usine lapone de Yapafoto signalait que certaines papillotes récemment livrées avaient été contaminées par un champignon hallucinogène extrêmement dangereux. Panique autour du traîneau !
Que faire ? Comment retrouver les papillotes empoisonnées parmi les tonnes de friandises entassées sur le traîneau ? Et l’heure avançait ! 
C’est alors qu’un obscur lutin employé à la photocopie du sous-sol (gelé) eut une idée : « Et si on appelait Lulu-la-Poisse ? Avec la chance qu’il a, on est sûr qu’il va tomber sur les mauvaises papillotes du premier coup ». Idée géniale !
Aussitôt dit aussitôt fait. On alla quérir notre lutin poisseux au bord de la forêt et du gouffre : il avait déjà dévissé son  bonnet d’un quart de tour. 
 Sauvé in extremis, Lulu-la-Poisse trouva les papillotes empoisonnées en quelques minutes et fut malade quatre jours durant avec un forte colique. Mais les lutins, ça guérit tout seul, je vous l’ai déjà dit !
 
Ce fut un beau Noël pour tous les enfants de la Terre et pour Lulu aussi, ce fut un jour de fête, la consécration, la reconnaissance : son succès lui permit en effet d’être nommé testeur officiel de tous les jouets, cadeaux et bonbons de Noël. Sa poisse légendaire ne lui fit éviter aucune chute de luge, aucune poupée inflammable, aucun gâteau avarié, pour la sécurité de tous nos chers bambins.

Comme quoi, même un lutin poisseux a son utilité dans notre vaste monde. Et ceci pourrait être un message d’espoir et de paix pour tous, si je n’en voyais pas qui dorment déjà aux places du fond. Allez, Joyeux Noël et… Bonne chance !

Texte et petits lutins de Guy Robert-décembre 2007