-1-
L’air était pur et frais. La Fleur, comme les quelques milliers
de ses consoeurs cachées dans les herbes du pré, étendit
ses pétales au soleil. Elle était bien. Quelle chance de
demeurer ici ! Pour rien au monde elle n’aurait cédé son
petit lopin de gazon. Et d’ailleurs, contre quoi l’aurait-elle échangé
? Pour aller où, si aller quelque part était pour elle du
domaine du possible ? Non. Bien exposé, ni venteux, ni torride,
ni trop sec, ni trop chaud, ni trop froid, ce coin de terre était
le paradis des petites fleurs. Et puis il y avait les abeilles… Tiens,
au fait, on ne les avait pas vues depuis hier, les abeilles. Ni les mouches,
ni les moustiques, ni les papillons. Tout ce petit peuple reviendrait-il
aujourd’hui ? Demain ? Le soleil montait derrière les arbres, doucement.
La journée commençait et s’annonçait rayonnante, comme
toutes celles qui l’avaient précédée.
-2-
Le lendemain, il y eut du brouillard. La Fleur crut à une brume
de chaleur, mais la rosée qui se posait sur ses pétales était
bien fraîche. Tournant légèrement la tête vers
la droite, puis vers la gauche, elle s’aperçut que nombre de ses
amies n’étaient pas encore debout. Sommes-nous jour de fête
? se demanda-t-elle. L’aurais-je oublié ? Elle appela doucement
dans la brume qui tournait. Mais la voix de La Fleur, déjà
faible par nature, semblait ce matin-là comme étouffée
dans le coton des nuages. Personne ne lui répondit et elle se tut,
attentive, dans le silence revenu, au moindre bruit. Tout était
comme suspendu autour d’elle. On n’entendait plus les mille gazouillis
du matin, les menus bruits de la nature qui s’éveille. Rien. Si
La Fleur avait eu un front, il aurait été soucieux. Puis
il y eut ce froissement inconnu. Un animal ? un mulot, comme elle en avait
tant vu cet été ? Le bruit était plus délicat,
plus aérien. Enfin, elle vit. Elle vit tomber une feuille devant
elle, une feuille d’arbre flottant doucement dans la brume et venant se
poser dans l’herbe. Une feuille toute jaune, comme brûlée,
comme jamais elle n’en avait vue. Que se passait-il donc ? La journée
s’avançant, la brume finit par se lever, mais les feuilles continuaient
de tomber, ça et là, tournoyant dans la brise. Tout ceci
était terriblement excitant et tellement nouveau !
-3-
Durant la nuit qui suivit, il fit un froid de loup. Et quand la lune
se leva, elle éclaira l’espace de son grand œil blanc, comme si
elle voulait tout glacer. Pour conserver un peu de chaleur, La Fleur replia
ses pétales autour de son cœur frigorifié et ralenti. Mais
impossible de fermer l’œil. Comme la Chèvre de Monsieur Seguin (mais
d’où tenait-elle cette histoire-là ?) elle attendit longuement
le matin, luttant minute après minute, heure après heure,
contre le froid mordant qui l’encerclait. Puis l’aube éclaira enfin
la forêt. La Fleur respira un grand coup. Le plus dur était
fait. Elle avait réussi. Elle ne savait pas quoi exactement, mais
elle avait réussi. Il faisait meilleur maintenant, des nuages venus
de l’horizon semblaient vouloir la protéger de leur ombre chaude
et humide. Allait-il pleuvoir ? Voilà qui lui ferait du bien : une
petite pluie fine et légère. La Fleur se détendit.
Pouvant de nouveau tourner la tête, elle chercha ses consoeurs du
regard. Mais l’herbe, roussie et mouillée du givre de la nuit, ne
s’éclairait d’aucune tache de couleur. Les fleurs semblaient s’être
envolées. Se seraient-elles mises à l’abri du froid durant
la nuit ? Mais comment ont-elles pu partir ? Elle essaya de tirer sur ses
pieds racinés, elle aussi, mais rien ne vint. Oh, ce n’est pas qu’elle
quitterait son petit nid de gaîté de cœur, mais ces dernières
heures avaient été si terribles qu’elle craignait de ne pouvoir
en supporter davantage. Certes l’endroit avait été paradisiaque,
jusqu’ici. Et même ce matin, avec le jour revenu, elle se sentait
plus vaillante. Mais l’heure était peut-être venue de se bouger.
C’était peut-être le moment, justement, de jeter ses forces
toutes neuves dans la bataille et de chercher un nouvel asile pour affronter
la nuit prochaine…
-4-
Vers midi, un rayon de soleil perça les nuages et se posa dans
la prairie devant elle. Un petit papillon blanc scintillant dans la lumière,
voletait doucement vers le sol. La Fleur se réjouit. La bonne saison
était de retour, bientôt les grillons chanteraient de nouveau
et de nouveau on entendrait les enfants courir dans l’herbe et les cerfs-volants
vibrer dans le ciel. Plus question de déménager, avec ce
beau temps ! Un autre papillon se joignit au premier, puis un autre, puis
encore un autre. Bientôt des milliers de papillons blancs flottaient
dans l’air autour d’elle, brillants comme le cristal, féeriques
et silencieux. Un de ces flocons de neige, mortel et brûlant, vint
se poser sur son cœur de pétales. La Fleur exhala alors son dernier
parfum, sans savoir qu’elle était la dernière fleur de l’été.
On dit que celui qui respire la dernière fleur de l’été
se transforme en oiseau. Mais ceci est une autre histoire, mes amis. Ce
sera pour la prochaine fois, peut-être. Je vous laisse ici : je pose
ma plume et m’en vais casser une petite graine. Je ne sais pas ce que j’ai
aujourd’hui mais je me sens pousser des ailes et je n’arrête pas
de siffler à tue-tête… Serait-ce cette fleur que j’ai cueillie
ce matin ?…
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