Septembre 2009
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LE CHATEAU DES CARPATHES
Au grenier, au fond de la malle, ce mois-ci c’est un vieux livre à la couverture rouge et or que je ramène à la lumière, un livre de Jules Verne :  « Le Château des Carpathes ».

C’est en 1892, que Jules Verne fait paraître, sous forme de feuilleton, cet étrange roman. Ici pas de voyages extraordinaires, pas d’explorations lointaines. Plutôt un huis clos au cœur des montagnes de Transylvanie. Dans un style alerte, dénué des digressions et descriptions habituelles qu’il affectionnait, Jules Verne met en scène ici la « technologie » de son époque, la fin du 19ème siècle, et en particulier la fée (ou le diable ?) « Électricité ». Le texte, superbement illustré par Léon Benett, nous transporte aux frontières de la raison et de la folie, là où on ne distingue plus le jour de la nuit, le vrai du faux, le vraisemblable du possible. Pourtant, la première phase du premier chapitre est un avertissement mais que les protagonistes et le lecteur oublieront bien vite, pris au piège des apparences :

« Cette histoire n’est pas fantastique, elle n’est que romanesque »

 Allons, ne déflorons pas davantage le sujet, et place au mystère…


        Le petit village de Werst, au plus profond de la Transylvanie vit depuis peu dans la terreur. Le château abandonné qui domine la vallée, non loin du village, semble habiter depuis quelque temps par des êtres surnaturels : on a vu une fumée s’élever du donjon ; à l’auberge, on a entendu des voix interpeller les convives. Si bien que le forestier Nic Deck et le docteur Patak tentent, après une longue et difficile approche, de visiter les ruines du Château. Mal leur en prend : ils sont accueillis par des fantasmagories de lumière et de fumées, des bruits assourdissants, comme proférés de l’enfer et qui les plongent dans la stupeur. Il s’en faut de peu qu’ils n’y laissent la vie, Nic Deck ayant été pratiquement foudroyé en essayant de franchir les remparts. Le Château des Carpathes semble donc bien tombé aux mains, ou plutôt aux griffes, du diable, du "Chort" comme on dit en ces contrées. Du moins c’est ce que pensent les habitants du coin et chacun de s’en désoler : les commerces ne risquent-ils pas de péricliter, et les visiteurs, déjà peu nombreux, d’éviter soigneusement la région ?

Une fumée s'élève du donjon.
Le Château des Carpathes serait-il de nouveau habité ?
 Et bien justement non ! Deux voyageurs étrangers posent leurs bagages à l’Auberge du Roi Mathias, chez Jonas : le Comte Franz de Télek et son aide de camp, le soldat Rotzko. La mauvaise réputation de l’endroit ne les trouble pas et ils ne croient guère à l’origine surnaturelle des manifestations étranges que leur décrivent les villageois. Non, ce qui retient leur attention c’est l’identité du dernier propriétaire du Château, le Baron Rodolphe de Gortz. Et ce sombre personnage que nul n’a jamais revu depuis son départ du Château, il y a plusieurs années, ravive haine et douleur dans le cœur du jeune Comte Franz de Télek. Dans la pénombre de l’auberge désertée, devant Maître Koltz, le maire du village, Jonas l’aubergiste, Frik le berger et quelques autres, il livre alors sa terrible histoire.
      Quelques années auparavant, Franz de Télek était fiancé à la Stilla, une cantatrice italienne à la voix magnifique et à la sublime beauté. Celle-ci avait annoncé qu’après son mariage avec le jeune Comte elle quitterait la scène. Cette nouvelle avait plongé tous ses amis et, d’une manière générale tous les amateurs de bel canto, dans la stupeur, la tristesse et l’incompréhension. En particulier, son plus fervent admirateur, le Baron Rodolphe de Gortz, ne décolérait plus. Epris d’elle, il l’avait suivie de par le monde, louant à l’année une loge dans tous les théâtres où elle se produisait. Il s’y enfermait avec son compagnon, Orfanik, un vieux savant pauvre et un peu fou et dont il assurait la protection. Chaque soir, la Stilla sentait peser sur elle la présence diabolique de ce personnage qu’elle ne connaissait pas et qui ne s’était jamais présenté à elle. Le soir de la dernière représentation, au théâtre San Carlo, à Naples, la veille de ses noces, la Stilla, s’effondre sur scène et meurt, comme poignardée par le regard fou du Baron mystérieux. Les deux rivaux en éprouveront une haine réciproque, se rejetant la responsabilité de la disparition de la Stilla, le Baron allant jusqu’à maudire le nom de Franz de Telek. Le Baron, toujours accompagné d’Orfanik, disparaît alors, tandis que le jeune Comte part en voyage afin d’oublier sa douleur, voyage qui le ramène aujourd’hui près du Château de son ennemi.

La dernière réprésentation de la Stilla.
Le Comte Franz de Télek l'écoute depuis les coulisses.

Franz de Télek vient à peine de terminer son triste récit, que la voix de la Stilla s’élève mystérieusement dans la salle de l’Auberge. Par quel prodige ? Par quel miracle ? C’en est trop, et contre l’avis de tous, le Comte décide qu’il se rendra lui-même au Château des Carpathes.
         C’est ainsi que le lendemain, le Comte Franz de Télék et son soldat Rotzko se retrouvent au pied des murailles du vieux burg en ruines. Rien ne bouge, tout est calme et ils errent longtemps autour des remparts sans relever quoi que ce soit de suspect. Le jour commence à tomber lorsque soudain, au sommet d’une tour, apparaît la silhouette de la Stilla qui semble lui tendre les bras par-dessus le vide. Afin de la délivrer, et n’écoutant que son courage, le bouillant Comte franchit seul le pont-levis du Château qui se referme bruyamment derrière lui. Le voilà prisonnier du Château, laissant à son fidèle Rotzko le soin de prévenir le village et de ramener la troupe, si besoin est.

Le vieux burg n’est une ruine qu’en apparence. C’est ce que constate le jeune Comte en progressant dans les couloirs. Un moment il entend la voix de la Stilla chanter quelque part devant lui. Il l’appelle, en vain. Peut-être est-elle devenue folle depuis qu’elle est aux mains de ce Baron monstrueux ? Il parvient ainsi jusqu’au cœur du Château, non sans apercevoir, au détour d’un escalier, le Baron Rodolphe de Gortz et Orfanik occupés à placer des explosifs dans les murailles. Ainsi, le Baron est bien de retour dans son antre. Il a projeté de se venger du Comte en le faisant disparaître avec le Château. Il faut à tout prix sauver la Stilla et fuir avec elle, c’est ce que se jure Franz de Télek.

Franz de Télek aperçoit la Stilla
errant sur une tour du Château.

        Il parvient jusqu’aux appartements du Baron et là, dissimulé derrière une colonne, il assiste à une scène extraordinaire : Rodolphe de Gortz est assis dans un fauteuil et fixe intensément un espace de lumière entre deux rideaux. La Stilla s’y tient debout, dans son costume de scène, et chante l’air qu’elle interprétait le jour où la mort l’a surprise. D’ailleurs le chant s’arrête au même passage que ce jour funeste, on entend un cri, comme ce jour-là, et pourtant la Stilla est toujours debout dans la lumière, souriante. Le Comte Franz de Télek jaillit de sa cachette et se précipite vers sa fiancée, mais le Baron saisit un poignard et frappe la Stilla qui disparaît dans un étrange bruit de verre brisé. Le Comte ne comprend plus et cherche vainement la Stilla, mais il est trop tard : le Baron met à feu le dispositif prévu et le Château des Carpathes disparaît avec lui dans une terrible explosion.

Miraculeusement, les soldats guidés par Rotzko découvrent deux survivants  dans les ruines fumantes : le Comte Franz de Télek et Orfanik. C’est lui, savant sans scrupule qui avait mis son génie aux services du Baron, qui va tout expliquer.


Franz de Télek retrouve la Stilla, vivante !
    Non, la Stilla est bien morte sur scène au théâtre San Carlo de Naples. Lorsque Rodolphe de Gortz a appris que la cantatrice voulait quitter la scène, il a utilisé les appareils mis au point par Orfanik pour enregistrer sa voix. Ainsi, les apparitions de la Stilla sur les tours du Château n’étaient qu’une illusion, un jeu de miroir, un tableau grandeur nature de la chanteuse, violemment éclairée, se reflétant sur une vitre transparente. Ainsi le chant de la Stilla était un enregistrement de sa voix, dans la cire, restitué par des appareils très fidèles. Ainsi les manifestations lumineuses, sonores et magnétiques sur les remparts afin de frapper d’effroi les imprudents visiteurs n’étaient que la mise en pratique des propriétés de l’électricité fournie par d’énormes accumulateurs dissimulés dans le Château. Enfin, et pour être au courant -c’est le cas de le dire- de ce qui se passait au village, ils avaient installé une ligne téléphonique permettant d’écouter ce qui se disait à l’auberge et, dans l’autre sens, de diffuser bruits et voix à leur guise, effrayant ainsi les crédules paysans.
Le mystère est éclairci, tout s’expliquant scientifiquement, comme souvent chez Jules Verne. L’ombre des superstitions et du fantastique est balayée par la lumière blanche et franche de la raison, même si cette raison fut, un temps, au service du mal. Car Jules Verne n’invente rien ou presque. Il utilise les découvertes et inventions de son époque : électricité, phonographe, téléphone, certes poussées à un degré de perfection qu’ils n’avaient pas encore atteint, et qui ne sont pas sans nous rappeler nos propres technologies actuelles : son hi-fi, télévision, cinéma. L’intrigue est d’autant plus crédible qu’elle se déroule dans un pays coupé du monde moderne, non encore touché par le « progrès » et, de ce fait, livré aux légendes et croyances des temps anciens. Mais que devient donc le jeune et courageux Comte Franz de Télek, dans tout ça ?

Orfanik, après la disparition de son maître, veut se racheter : il confie à Franz les enregistrements qu’il a réalisés de la Stilla. La voix de sa fiancée disparue va apaiser peu à peu la douleur du Comte et le ramener à la raison.


Les 2 méchants de l'histoire :
Le Baron Rodolphe de Gortz et Orfanik

Pour camper le Baron, le dessinateur Benett
semble s'être inspiré de Jules Verne lui-même !

Voilà toute l’histoire ! Elle a toujours eu beaucoup de succès auprès des lecteurs, a fait l’objet d’adaptation radiophonique, discographique et même télévisuelle (avec Jean-Christophe Averty aux manettes, en 1976). Il faut dire que le scénario est étrange et ménage admirablement le suspense, les personnages sont attachants, fascinants en ce qui concerne les « méchants », qui ont notre préférence. Encore de nos jours, si moderne, si pressé, si raisonnable, sans surprise et sans étonnement que soit notre temps, les trois types de personnages inventés ici par Jules Verne se côtoient : le baron machiavélique et astucieux, démiurge un peu fou qui tente de reconstruire le monde de son rêve - le jeune comte amoureux et courageux, prêt à risquer sa vie pour sauver celle qu’il aime et qui refuse la mort, envers et contre tout - le villageois superstitieux applaudissant aux prodiges et au surnaturel, même si ces miracles sont plus ou moins fabriqués. 

 Oui, nous vivons tous au pied du "Château des Carpathes".

Guy Robert - Septembre 2009