Au grenier, au fond de la malle, ce mois-ci c’est un vieux livre à
la couverture rouge et or que je ramène à la lumière,
un livre de Jules Verne : « Le Château des Carpathes
».
C’est en 1892, que Jules Verne fait paraître, sous forme de feuilleton,
cet étrange roman. Ici pas de voyages extraordinaires, pas d’explorations
lointaines. Plutôt un huis clos au cœur des montagnes de Transylvanie.
Dans un style alerte, dénué des digressions et descriptions
habituelles qu’il affectionnait, Jules Verne met en scène ici la
« technologie » de son époque, la fin du 19ème
siècle, et en particulier la fée (ou le diable ?) «
Électricité ». Le texte, superbement illustré
par Léon Benett, nous transporte aux frontières de la raison
et de la folie, là où on ne distingue plus le jour de la
nuit, le vrai du faux, le vraisemblable du possible. Pourtant, la première
phase du premier chapitre est un avertissement mais que les protagonistes
et le lecteur oublieront bien vite, pris au piège des apparences
:
« Cette histoire n’est pas fantastique, elle n’est que
romanesque »
Allons, ne déflorons pas davantage le sujet, et place au
mystère… |
Le petit village de Werst,
au plus profond de la Transylvanie vit depuis peu dans la terreur. Le château
abandonné qui domine la vallée, non loin du village, semble
habiter depuis quelque temps par des êtres surnaturels : on a vu
une fumée s’élever du donjon ; à l’auberge, on a entendu
des voix interpeller les convives. Si bien que le forestier Nic Deck et
le docteur Patak tentent, après une longue et difficile approche,
de visiter les ruines du Château. Mal leur en prend : ils sont accueillis
par des fantasmagories de lumière et de fumées, des bruits
assourdissants, comme proférés de l’enfer et qui les plongent
dans la stupeur. Il s’en faut de peu qu’ils n’y laissent la vie, Nic Deck
ayant été pratiquement foudroyé en essayant de franchir
les remparts. Le Château des Carpathes semble donc bien tombé
aux mains, ou plutôt aux griffes, du diable, du "Chort" comme
on dit en ces contrées. Du moins c’est ce que pensent les habitants
du coin et chacun de s’en désoler : les commerces ne risquent-ils
pas de péricliter, et les visiteurs, déjà peu nombreux,
d’éviter soigneusement la région ? |
Une fumée s'élève
du donjon.
Le Château des Carpathes
serait-il de nouveau habité ?
|
Et bien justement non ! Deux voyageurs étrangers
posent leurs bagages à l’Auberge du Roi Mathias, chez Jonas : le
Comte Franz de Télek et son aide de camp, le soldat Rotzko. La mauvaise
réputation de l’endroit ne les trouble pas et ils ne croient guère
à l’origine surnaturelle des manifestations étranges que
leur décrivent les villageois. Non, ce qui retient leur attention
c’est l’identité du dernier propriétaire du Château,
le Baron Rodolphe de Gortz. Et ce sombre personnage que nul n’a jamais
revu depuis son départ du Château, il y a plusieurs années,
ravive haine et douleur dans le cœur du jeune Comte Franz de Télek.
Dans la pénombre de l’auberge désertée, devant Maître
Koltz, le maire du village, Jonas l’aubergiste, Frik le berger et quelques
autres, il livre alors sa terrible histoire. |
Quelques années auparavant,
Franz de Télek était fiancé à la Stilla, une
cantatrice italienne à la voix magnifique et à la sublime
beauté. Celle-ci avait annoncé qu’après son mariage
avec le jeune Comte elle quitterait la scène. Cette nouvelle avait
plongé tous ses amis et, d’une manière générale
tous les amateurs de bel canto, dans la stupeur, la tristesse et l’incompréhension.
En particulier, son plus fervent admirateur, le Baron Rodolphe de Gortz,
ne décolérait plus. Epris d’elle, il l’avait suivie de par
le monde, louant à l’année une loge dans tous les théâtres
où elle se produisait. Il s’y enfermait avec son compagnon, Orfanik,
un vieux savant pauvre et un peu fou et dont il assurait la protection.
Chaque soir, la Stilla sentait peser sur elle la présence diabolique
de ce personnage qu’elle ne connaissait pas et qui ne s’était jamais
présenté à elle. Le soir de la dernière représentation,
au théâtre San Carlo, à Naples, la veille de ses noces,
la Stilla, s’effondre sur scène et meurt, comme poignardée
par le regard fou du Baron mystérieux. Les deux rivaux en éprouveront
une haine réciproque, se rejetant la responsabilité de la
disparition de la Stilla, le Baron allant jusqu’à maudire le nom
de Franz de Telek. Le Baron, toujours accompagné d’Orfanik, disparaît
alors, tandis que le jeune Comte part en voyage afin d’oublier sa douleur,
voyage qui le ramène aujourd’hui près du Château de
son ennemi. |
La dernière réprésentation
de la Stilla.
Le Comte Franz de Télek
l'écoute depuis les coulisses.
|
Franz de Télek vient à peine de terminer
son triste récit, que la voix de la Stilla s’élève
mystérieusement dans la salle de l’Auberge. Par quel prodige ? Par
quel miracle ? C’en est trop, et contre l’avis de tous, le Comte décide
qu’il se rendra lui-même au Château des Carpathes. |
C’est ainsi
que le lendemain, le Comte Franz de Télék et son soldat Rotzko
se retrouvent au pied des murailles du vieux burg en ruines. Rien ne bouge,
tout est calme et ils errent longtemps autour des remparts sans relever
quoi que ce soit de suspect. Le jour commence à tomber lorsque soudain,
au sommet d’une tour, apparaît la silhouette de la Stilla qui semble
lui tendre les bras par-dessus le vide. Afin de la délivrer, et
n’écoutant que son courage, le bouillant Comte franchit seul le
pont-levis du Château qui se referme bruyamment derrière lui.
Le voilà prisonnier du Château, laissant à son fidèle
Rotzko le soin de prévenir le village et de ramener la troupe, si
besoin est.
Le vieux burg n’est une ruine qu’en apparence. C’est ce que constate
le jeune Comte en progressant dans les couloirs. Un moment il entend la
voix de la Stilla chanter quelque part devant lui. Il l’appelle, en vain.
Peut-être est-elle devenue folle depuis qu’elle est aux mains de
ce Baron monstrueux ? Il parvient ainsi jusqu’au cœur du Château,
non sans apercevoir, au détour d’un escalier, le Baron Rodolphe
de Gortz et Orfanik occupés à placer des explosifs dans les
murailles. Ainsi, le Baron est bien de retour dans son antre. Il a projeté
de se venger du Comte en le faisant disparaître avec le Château.
Il faut à tout prix sauver la Stilla et fuir avec elle, c’est ce
que se jure Franz de Télek. |
Franz de Télek aperçoit
la Stilla
errant sur une tour du Château.
|
Il parvient jusqu’aux appartements
du Baron et là, dissimulé derrière une colonne, il
assiste à une scène extraordinaire : Rodolphe de Gortz est
assis dans un fauteuil et fixe intensément un espace de lumière
entre deux rideaux. La Stilla s’y tient debout, dans son costume de scène,
et chante l’air qu’elle interprétait le jour où la mort l’a
surprise. D’ailleurs le chant s’arrête au même passage que
ce jour funeste, on entend un cri, comme ce jour-là, et pourtant
la Stilla est toujours debout dans la lumière, souriante. Le Comte
Franz de Télek jaillit de sa cachette et se précipite vers
sa fiancée, mais le Baron saisit un poignard et frappe la Stilla
qui disparaît dans un étrange bruit de verre brisé.
Le Comte ne comprend plus et cherche vainement la Stilla, mais il est trop
tard : le Baron met à feu le dispositif prévu et le Château
des Carpathes disparaît avec lui dans une terrible explosion.
Miraculeusement, les soldats guidés par Rotzko découvrent
deux survivants dans les ruines fumantes : le Comte Franz de Télek
et Orfanik. C’est lui, savant sans scrupule qui avait mis son génie
aux services du Baron, qui va tout expliquer. |
Franz de Télek retrouve
la Stilla, vivante !
|
Non, la Stilla est bien morte sur scène au
théâtre San Carlo de Naples. Lorsque Rodolphe de Gortz a appris
que la cantatrice voulait quitter la scène, il a utilisé
les appareils mis au point par Orfanik pour enregistrer sa voix. Ainsi,
les apparitions de la Stilla sur les tours du Château n’étaient
qu’une illusion, un jeu de miroir, un tableau grandeur nature de la chanteuse,
violemment éclairée, se reflétant sur une vitre transparente.
Ainsi le chant de la Stilla était un enregistrement de sa voix,
dans la cire, restitué par des appareils très fidèles.
Ainsi les manifestations lumineuses, sonores et magnétiques sur
les remparts afin de frapper d’effroi les imprudents visiteurs n’étaient
que la mise en pratique des propriétés de l’électricité
fournie par d’énormes accumulateurs dissimulés dans le Château.
Enfin, et pour être au courant -c’est le cas de le dire- de ce qui
se passait au village, ils avaient installé une ligne téléphonique
permettant d’écouter ce qui se disait à l’auberge et, dans
l’autre sens, de diffuser bruits et voix à leur guise, effrayant
ainsi les crédules paysans. |
Le mystère est éclairci, tout s’expliquant
scientifiquement, comme souvent chez Jules Verne. L’ombre des superstitions
et du fantastique est balayée par la lumière blanche et franche
de la raison, même si cette raison fut, un temps, au service du mal.
Car Jules Verne n’invente rien ou presque. Il utilise les découvertes
et inventions de son époque : électricité, phonographe,
téléphone, certes poussées à un degré
de perfection qu’ils n’avaient pas encore atteint, et qui ne sont pas sans
nous rappeler nos propres technologies actuelles : son hi-fi, télévision,
cinéma. L’intrigue est d’autant plus crédible qu’elle se
déroule dans un pays coupé du monde moderne, non encore touché
par le « progrès » et, de ce fait, livré aux
légendes et croyances des temps anciens. Mais que devient donc le
jeune et courageux Comte Franz de Télek, dans tout ça ?
Orfanik, après la disparition de son maître, veut se racheter
: il confie à Franz les enregistrements qu’il a réalisés
de la Stilla. La voix de sa fiancée disparue va apaiser peu à
peu la douleur du Comte et le ramener à la raison. |
Les 2 méchants de l'histoire
:
Le Baron Rodolphe de Gortz et
Orfanik
Pour camper le Baron, le dessinateur
Benett
semble s'être inspiré
de Jules Verne lui-même !
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Voilà toute l’histoire ! Elle a toujours eu beaucoup de succès
auprès des lecteurs, a fait l’objet d’adaptation radiophonique,
discographique et même télévisuelle (avec Jean-Christophe
Averty aux manettes, en 1976). Il faut dire que le scénario
est étrange et ménage admirablement le suspense, les personnages
sont attachants, fascinants en ce qui concerne les « méchants
», qui ont notre préférence. Encore de nos jours, si
moderne, si pressé, si raisonnable, sans surprise et sans étonnement
que soit notre temps, les trois types de personnages inventés ici
par Jules Verne se côtoient : le baron machiavélique et astucieux,
démiurge un peu fou qui tente de reconstruire le monde de son rêve
- le jeune comte amoureux et courageux, prêt à risquer sa
vie pour sauver celle qu’il aime et qui refuse la mort, envers et contre
tout - le villageois superstitieux applaudissant aux prodiges et au surnaturel,
même si ces miracles sont plus ou moins fabriqués.
Oui, nous vivons tous au pied du "Château des Carpathes".
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Guy Robert - Septembre 2009
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