Mars 2010
Les autres N°

 
LA BÛCHE QUI PARLAIT AUX GENS

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     Il y a des soirs où il est agréable de rêver devant la cheminée. C’était le cas en cette fin d’hiver, un hiver particulièrement long et rigoureux, cette année-là. On était à la veille du printemps et pourtant il y avait encore de la neige dans les fossés. A croire que ce froid de loup ne s’arrêterait jamais. Alors on espérait des journées de soleil et de douceur en regardant les flammes danser dans l’âtre en sifflant.
     Justement, dans la cheminée, le feu baissait. Je me levai et allai chercher une bûche. C’était une de ces bûches énormes, noires, à l’écorce couturée de cicatrices et entrelardée de mousse et de poussière. Entourant de mes deux bras le bois sec et dense, j’avais du mal à la manœuvrer. Je la posais un moment devant l’âtre, le temps d’arranger les braises. C’est alors qu’une petite voix s’éleva dans l’air.

     Sur le moment je ne compris pas ce que j’entendais : cela aurait pu être le vent dans les arbres, bien que l’air fût immobile ce soir-là ; cela aurait pu être le cri d’un oiseau ou une abeille contre la vitre, mais à cette époque point de mouche et les oiseaux dormaient déjà dans les buissons. Non, aussi incroyable que cela puisse paraître, la voix provenait de la bûche.

     Oh, je vous vois venir. Vous allez dire que j’avais forcé sur la prunelle… Eh bien même pas ! Pas une goutte, ou alors juste un fond de verre. Pas de quoi entendre des voix, tout de même ! J’approchai mon oreille de la bûche : oui, c’était bien ce satané bout de bois qui causait. Et le plus épatant, c’est qu’il me causait, à moi ! Je m’en suis assis de saisissement.

     - « Ne me jette pas dans ce feu, disait la bûche, ne me brûle pas. Ecoute-moi et tu décideras ensuite si je mérite de finir dans ta cheminée. »

     Je portai la bûche jusqu’à la table, la posai dessus et, malgré moi, m’assis devant pour l’écouter. Dehors le soir tombait et si quelque paysan tardif passant sur la route à cette heure m’avait aperçu à travers la vitre, l’oreille penchée au-dessus d’un bout de bois, il aurait eu tôt fait de me prendre pour un fou. Sauf que je ne l’étais pas, fou, pas encore, et que la voix, après une petite toux discrète due sans doute à la poussière accumulée au fil des ans dans le bûcher, s’élevait maintenant entre les murs, parfaitement compréhensible et claire.

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     « Avant d’être bûche, j’étais un grand et bel arbre et, comme tout un chacun, j’avais été jeune. Il y a longtemps. Bien avant que la naissance de la grand-mère de ton arrière arrière-grand-mère ne soit envisagée. A l’époque, je poussais bien droit au bord de la petite rivière qui arrose le village. Durant un été de ma jeunesse, un méchant coup de foudre m’avait ouvert le ventre, comme une porte. J’en avais eu les intérieurs tout grillés, mais cela n’avait pas entravé ma croissance. Bien des bêtes sauvages trouvaient en mes flancs leur salut contre les chasseurs. Ce fut le cas en cette après-midi de l’an de grâce je ne sais plus combien. Nous, les arbres, on ne compte pas le temps comme vous, les humains. Bref, ce coup-ci, en fait de bête sauvage, c’était plutôt une sauvageonne ! De l’autre côté de la colline, il y avait une prairie où paissaient des moutons. Ce jour-là, c’était « la Pitoune », une jeune orpheline du village, qui gardait le troupeau. Elle était assise dans l’herbe, surveillant ses bêtes du coin de l’œil. Elle rêvait, tournant entre ses doigts une petite croix d’or sur sa poitrine, un présent que venait de lui offrir son fiancé. Il était aussi du village, un bon gars, qui aidait le forgeron et à qui la forge était promise. La petite croix brillait au soleil et jouait avec ses rayons, les reflétant et les renvoyant dans toutes les directions, comme une étoile au fond de la vallée. Est-ce cet éclat incongru dans la campagne qui attira le regard des soldats ? Ou la jeunesse tout aussi éclatante de la jeune bergère ? Quoi qu’il en fût, les trois soudards qui passaient sur la route coupèrent à travers champ et foncèrent comme trois rapaces sur la Pitoune. D’un coup, voilà les moutons qui s’égaient dans le pré, bêlant ; le chien fait face, montrant les crocs et la Pitoune, relevant à deux mains ses lourdes jupes, s’enfuit à toutes jambes vers la colline.
     Les soldats, un peu surpris par la manœuvre, se trouvent un moment empêtrés dans les pattes du troupeau qui les chahute de droite et de gauche. Le chien, qui se faisait menaçant, reçoit un méchant coup de botte et s’enfuit en couinant par la vallée. Il court encore. La troupe se rassemble et se lance à la poursuite de la jeune bergère. Celle-ci, le souffle court, est déjà parvenue au haut de la colline. Elle se laisse glisser maintenant sur l’autre versant, dans les herbes hautes, vers la rivière. C’est ainsi que, encore dissimulée aux regards des soldats par le fait de la colline, elle arriva près de mon arbre, découvrit l’étroite ouverture du tronc, s’y glissa et y demeura immobile, pelotonnée dans l’ombre, hors d’haleine, le cœur cognant comme un poing serré dans sa jeune poitrine.

     Quand les soldats débouchèrent en haut de la colline, ils ne virent que le vent retroussant les herbes et la rivière chatoyant sous les branches. Ils se claquèrent les cuisses de dépit. Ils burent à leurs gourdes de ceinture, s’épongèrent le front et reprirent la route. La Pitoune ne vit rien de leur départ. Cachée au cœur de l’arbre, sauvée sans le savoir encore, de peur et de fatigue son cœur s’était arrêté.

     Au village, seul l’aide du forgeron la chercha un moment, sans la trouver. On imagina un enlèvement par des routiers, ces brigands qui écumaient régulièrement la région. On rassembla les moutons éparpillés ; on oublia la bergère.

     Les années passent. Moi, l’arbre, je grandis, mes branches touchant quasiment les nuages. La blessure de mon tronc se referme doucement sur son mystère, enchâssant la Pitoune dans un cercueil végétal, telle la princesse d’un conte pour les petits. Le village de mon enfance est devenu un petit bourg qui déborde la vallée. Des bûcherons décrètent que je ne suis pas à l’abri d’un mauvais coup de vent et que par conséquent je menace la sécurité des pêcheurs, des promeneurs, en un mot la paix du monde. Sans autre forme de procès ils m’abattent, moi, le géant séculaire. Parmi la sciure mêlée à mes écorces, mes branches, l’un d’entre eux trouve une petite croix en or qu’il empoche, sans piper mot de sa découverte. Je suis découpé en bûches dont quelques unes finissent dans la grange de ton grand-père. Voilà l’histoire. Alors, après tout ça, faut-il que je finisse dans ta cheminée ? »

    La bûche s’était tue. Le feu était éteint maintenant et la lune glissait sa figure plate et blanche par l’imposte de la porte. J’allais me coucher, la nuit portant conseil dit-on. Mais dans mon demi sommeil j’entendais la bûche craquer et parfois murmurer, ou était-ce un rêve ?
 


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     Le lendemain, je mis la bûche dans un panier et d’un pas vif gagnai les hauteurs du village. Il y avait là un vieux gars, dont on avait oublié le nom et que tout le monde appelait « vieux gars », faute de mieux. Il faisait office de tout : menuisier, rebouteux, écrivain public, sourcier… Il savait tout faire. Mais par-dessus tout, il sculptait formidablement : avec un couteau et un bout de bois il pouvait occuper ses mains toute une journée, sans presque regarder le manège de la lame et le soir vous sortir un éléphant et son petit de la misérable branche qu’il avait cueillie le matin. Ceci fait, il la jetait dans le fossé et s’en allait boire un coup au café sur la place.
     Un jour, la mairie lui avait confié la décoration de la salle des fêtes : il y avait sculpté d’immenses cariatides complètement nues qu’il avait fallu ensuite recouvrir, à grands frais, de voiles aussi épais qu’artistiques. Le curé également y était allé de sa commande, pour l’église dont les statues se pourrissaient. Si notre vieux gars avait réussi la restauration de tous les saints de l’église, leur donnant un petit air guilleret et pimpant qu’ils étaient loin d’avoir à l’origine, il avait malheureusement voulu ajouter sa touche personnelle. Au-dessus du bénitier, il avait créé une magnifique tête de diable, avec les cornes, la langue fourchue, les yeux exorbités et tout et tout et qui fit peur à tout le monde. Les commandes publiques s’arrêtèrent là. Voilà le bonhomme.

     Quand j’arrivais là-haut chez lui, il relevait d’une cuite de la veille et n’avait pas encore ouvert ses volets.

     - Hé vieux gars, regarde ce que je t’amène, que je lui dis en posant mon panier sur la table bancale.
     - Oumf ! qu’il me répond du fond de son lit où il gît tout habillé.
     - C’est un bon bout de bois pour ta sculpture. Fais-en ce que tu veux. Mais méfie-toi : il est p’tête ben ensorcelé, comme qui dirait.

     Je savais que là j’allais réveiller l’attention du vieux gars. Ça n’a pas raté.

     - Oumf ! qu’il fait en ouvrant un œil, son œil unique car il était borgne en plus, ce qui n’altérait en rien ses traits virils mis en valeur par une barbe d’une dizaine de jours. Debout à l’instant, il se leste de la bûche.

     - Laisse-moi m’occuper de ça, bougonne-t-il en emportant son fardeau vers l’atelier, la démarche encore titubante, mais l’œil vif. Le vieux gars avait son idée. Je le saluai de loin, sans attendre de réponse. En refermant la porte, j’entendais déjà le chant du maillet sur les gouges. Le vieux gars s’était mis au travail et quand il se mettait au travail, ce qui restait rare, on ne le voyait plus.

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     Non seulement on ne le voyait plus, le vieux gars, mais on ne revit plus du tout jusqu’à ce qu’on le retrouve tout à fait noyé dans la rivière.

     Tout un chacun en déduisit que, rentrant tard et ivre mort chez lui, la veille au soir, le vieux gars avait dû louper le pont et tomber comme une pierre dans le ruisseau. C’est vite dit. Moi, je le connaissais, le vieux gars. Fin saoul, il perdait jamais ni l’équilibre ni l’orientation. Ses sabots étaient plus solides que sa tête et le ramenaient toujours à bon port.

En fin d’après-midi, j’allais faire un tour chez lui. Tout y était comme je l’avais vu lors de ma dernière visite. Sauf que sur la table où j’avais posé la bûche, il y avait une sculpture. Une tête de jeune fille, joliment dessinée. Sur le socle, le vieux gars avait inscrit en creux : « La Pitoune » Elle portait même une petite croix et les veines du bois, que le sculpteur avait longuement polies à cet endroit, donnaient l’impression que c’était de l’or. Un vrai chef-d’œuvre d’artiste, comme savait en produire le vieux gars quand il le voulait bien, ou qu’il était inspiré, ou qu’on lui soufflait à l’oreille ce qu’il fallait faire jusqu’à ce qu’il accepte de le faire. Un travail qui l’avait rendu fou au point de se jeter dans la rivière pour échapper à la « voix ». Et tout ça par ma faute !
     Comme pour me donner raison et me faire honte, je vis la Pitoune me cligner de l’œil ! Oui, aussi certain que je suis là, la sculpture m’avait fait de l’œil. Ou alors c’était un reflet du soleil qui se couchait à travers les vitres crasseuses de la cabane au vieux gars. Va savoir. En tout cas, elle avait fait assez de mal comme ça, la garce… Je l’ai prise sous le bras et, sans écouter son bavardage qui recommençait, je suis reparti chez moi. Le chemin n’est pas très long, de chez le vieux gars à la maison, mais ça m’a paru duré un siècle. Je suis arrivé essoufflé, éreinté, comme si j’avais parcouru vingt kilomètres en courant. La porte à peine refermée, je précipite la Pitoune dans les flammes de la cheminée. J’ai été obligé de me boucher les oreilles avec du coton pour pas l’entendre gueuler. Et même comme ça je devinais encore ses cris et ses insultes. Quand la sculpture s’est embrasée, une grande flamme verte est venue méchamment me lécher les pieds.

     Je suis resté assis devant la cheminée à la regarder brûler, même que ça a pris toute la nuit. Au petit matin, j’ai ramassé les cendres encore brûlantes, les ai enfermées dans une boite en fer blanc et j’ai jeté le tout à la rivière, là où on avait retrouvé le vieux gars.

     C’est sur le chemin du retour que je me suis dit :
     « Allez, zou, c’est décidé, demain je me fais installer le chauffage électrique ».
 


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 Texte et dessins de Guy Robert - mars 2010