Octobre 2010
Les autres N°





 
1. La clairière

Au cœur d'une forêt de la Puisaye, dans l'Yonne, les oiseaux se taisent. Pourtant le jour vient de se lever et c'est justement l'heure où le petit peuple des bois se réveille, chante et piaille à tout va.
 
 Mais aujourd'hui, le silence, pas un bruit. Pas un bruit ? Eh bien c'est vite dit, car on entend soudain des voix qui s'interpellent, des marteaux qui cognent le fer, des ciseaux qui frappent la pierre. Quel est donc ce remue-ménage ?

Des ouvriers sont à l'œuvre, charriant des pierres, levant des poutres, mesurant, creusant, taillant. Et là, entre les arbres, où s'ouvre une vaste clairière, s'élèvent les premiers pans de murs d'un château fort. Sommes-nous donc de retour au Moyen-Age, au temps de Philippe Auguste ? Point du tout. Nous sommes à Guédelon, dans l'Yonne, en l'an de grâce … 2010 !



2. Un rêve d'enfant et une expérience scientifique

En 1997, Michel Guyot (propriétaire du Château de Saint-Fargeau, à quelques kilomètres d'ici) et Marilyne Martin lancent le projet un peu fou de construire de toute pièce, avec les matériaux, les moyens et les techniques du XIIIème siècle, un château fort sur le modèle de ceux qui furent bâtis en France à cette époque.
 


Le chantier médiéval de Guédelon en 2004
"Construire pour comprendre", tel est l'objectif premier de ce chantier. Une association est créée autour de ces fondateurs : "Les Compagnons-Bâtisseurs de Puisaye", qui recrute des "oeuvriers" encadrés par des maîtres compagnons dans chacun des métiers nécessaires au chantier. Au fil des ans, des volontaires s'y joignent régulièrement et tout un chacun peut, pendant ses vacances, s'initier à la taille des tuiles de bois ou au gâchage du mortier.
 

Le chantier en 2006
Un comité d'éthique, formé de membres du CNRS, du Collège de France et d'architectes médiévistes, assure l'authenticité des modes opératoires. Car ici, point de perceuses électriques ni de grues motorisées. Tout se passe, se fabrique et se construit comme au Moyen-Age. Les seules dérogations acceptées sont celles nécessitées par la réglementation du travail et la sécurité, telles qu'on les applique à notre époque. Ainsi par exemple, les ouvriers portent tous des chaussures de sécurité et les tailleurs de pierre sont tenus d'utiliser des lunettes de protection.
 

... et maintenant, en 2010

C'est par la résolution des problèmes qui se posent quotidiennement, au fur et à mesure de l'avancement du chantier, que progressent l'archéologie et l'histoire médiévale, permettant ainsi de valider (ou non) les hypothèses sur les méthodes de construction de l'époque. Enfin, ce projet n'étant pas uniquement l'affaire de spécialistes, il poursuit également un but pédagogique. Pour cela, et dès 1998, on a ouvert le chantier au public afin que le visiteur puisse observer les techniques mises en oeuvre et interroger les artisans au travail.



3. Les coteries de Guédelon

On appelle ainsi, au XIIIème siècle, les différents corps de métier appelés à intervenir dans la construction. Le chantier fonctionnant, comme à l'époque, en autarcie complète, les métiers y sont nombreux et variés.
 
Gabarits en bois pour la taille des pierres
- A tout seigneur, tout honneur, nous commencerons par l'architecte. En fait, au Moyen-Age, cette appellation n'est pas encore en usage, on parle seulement de "maître d'œuvre". Le papier n'existant pas et le parchemin étant très coûteux, les plans sont d'abord dans la tête du maître d'œuvre. Pour les présenter, les expliquer et les faire réaliser, ils sont ensuite tracés sur des planches de bois ou sur le sable. Parfois des épures sont dessinées sur les murs existants, quant à la taille exacte des pierres, elle est réalisée grâce à des gabarits en bois, numérotés, classés et conservés sur des étagères, comme dans une bibliothèque. On trace donc les plans directement sur le terrain, à l'aide de piquets et de cordes.
 L'instrument du maître d'œuvre, celui qui le symbolise et le distingue est la "virga" (la règle) appelée également "pige". Les mesures utilisées se réfèrent au corps humain. On a donc successivement :

 - la paume (largeur de la main) équivalant à 7,64 de nos centimètres
 - la palme (distance entre l'index et le petit doigt tendus) :12,36 cm
 - l'empan (entre l'auriculaire et le pouce) : 20 cm
 - le pied : 32,36 cm 
 - la coudée (longueur de l'avant-bras) : 52,36 cm
On notera que l'addition de 2 mesures consécutives donne la suivante (1 paume + 1 palme = 1 empan). Ce système, qui donne lieu à interprétation d'une province à l'autre, perdura jusqu'en 1789, année de la Révolution et… du mètre étalon.

Un autre instrument universellement utilisé sur le chantier est la "corde à 13 nœuds" dont chaque nœud est distant d'une coudée de son voisin. Avec cette corde, on peut dessiner toutes les figures géométriques utilisées dans la construction : triangle, rectangle, cercle…
A Guédelon, les bâtisseurs actuels n'ont employé pour leurs mesures que ces seuls outils.
 
La cabane des essarteurs dans la forêt.
Elle est construite en torchis et tuiles de bois
- Les essarteurs : ils ont défriché la clairière où le château doit être édifié. Ils abattent ensuite les arbres nécessaires à la construction. Après séchage, ces fûts seront débités en poutres, planches… par les scieurs de long. Au nombre de deux, celui qui est au-dessus du tronc guide la lame et est appelé le chevrier ; son compagnon, en bas, est le renardier et apporte sa force musculaire à l'opération en tirant sur la scie. Les essarteurs préparent également le charbon de bois qui alimentera la forge et le four à chaux.

- Les carriers : ce sont eux qui, à coups de pic et de massette extraient les pierres qui entreront dans la construction. A Guédelon, le chantier du château a judicieusement été installé sur la carrière, ce qui économise d'autant le transport. La pierre extraite ici est du grès ferrugineux : selon sa qualité, il sert soit à la construction du gros œuvre soit à l'extraction du minerai de fer pour la forge. Les pierres calcaires destinées à la sculpture décorative (fenêtres, clef de voûte,…) proviennent d'une carrière située non loin de là, à Donzy.
 
- Les tailleurs : patience et longueur de temps… Ce sont les seuls ouvriers du chantier qui travaillent toute l'année, même quand celui-ci est fermé aux visiteurs. Car des pierres, il en faut ! A l'aide du maillet et du ciseau, ils taillent la pierre en suivant les gabarits en bois fournis par le maître d'œuvre. Chaque pierre porte des marques lapidaires indiquant sa fonction et sa place dans l'ouvrage, parfois les initiales du tailleur.
Au XIIIème siècle, en effet, les tailleurs étaient rémunérés à la pièce. Un bon tailleur, de nos jours, livre 3 pierres par jour, du moins s'il s'agit de formes "simples". Les plus ouvragées, en calcaire tendre, demandent parfois plusieurs semaines de travail.
Les tailleurs travaillent à l'abri, dans leur "loge" qui les protège des intempéries. C'est ce terme qui a donné son nom à la loge des Francs-Maçons. En parlant de maçons, justement…

Pierres taillées, avec décoration et marques de placement
- Les maçons : ils alignent les pierres taillées tandis que les "gâcheurs" leur apportent le mortier frais, destiné à "coller" les pierres entre elles. Tout étant effectué à la main, y compris le transport des pierres jusqu'au haut du mur, le travail des maçons est long et physiquement pénible.
- Les charpentiers préparent les pièces de bois, tant pour le bâtiment (poutres, portes) que pour les échafaudages qui deviennent nécessaires au fur et à mesure que l'ouvrage s'élève.
 

- Les cordiers fabriquent toutes les cordes utilisées sur le chantier : cela va de la simple ceinture pour ajuster les vêtements des ouvriers jusqu'à la corde pour hisser les charges. De nos jours, pour cette dernière tâche, sécurité oblige, le chantier de Guédelon emploie des cordes industrielles.


Les mains de l'artisan façonnant une des milliers de tuiles de la toiture de Guédelon
- Les potiers : la Puisaye est une terre de potiers et ça tombe bien. A Guédelon, on a besoin d'ustensiles en terre (pour assouvir sa soif), de dalles et… de tuiles (oh combien !).

- Le vannier fabrique les paniers en osier, très utilisés sur le chantier pour transporter les matériaux (pierres, sable, terre… casse-croûte).
 

- Le charretier s'occupe des chevaux. Ce sont ces braves bêtes qui charrient les pierres nouvellement extraites, de la carrière jusqu'aux loges des tailleurs. Ce sont encore eux qui tirent les arbres abattus par les essarteurs et les poutres taillées par les charpentiers. Allez, tournée générale d'avoine et de picotin !
- Les ferrons : autour du bas fourneau, ils sont chargés de produire le fer à partir du grès ferrugineux. Les lingots refroidis sont ensuite livrés au forgeron.
 

- Le forgeron : les outils, c'est lui. C'est donc un métier vital pour le chantier : un tailleur de pierres use ou brise 3 jeux d'outils par jour ! Le forgeron fabrique également tout ce qui, dans le château, sera en fer : grilles, clefs, ferrures de porte…
 

Et on n'oubliera pas les fermiers nécessaires à l'élevage des porcs, de la volaille, des vaches et des moutons, car il faut nourrir les oeuvriers qui se dépensent sans compter.


4. Le chantier et son château

En parcourant Guédelon, on est brusquement ramené 7 siècles plus tôt. Le chantier montre des engins méconnus de nos jours. Ainsi, on remarquera l'étonnante "cage à écureuil" qui permet à un homme seul, en marchant dans la roue, de soulever des charges de plusieurs centaines de kilos jusqu'en haut des murs.
 

La cage à écureuil, ancêtre de nos grues modernes

Détail de la roue

Les échafaudages, quant à eux, facilitent l'accès à l'extérieur des murs. Des perches, parallèles à la muraille soutiennent des poutres (les boulins) dont une extrémité entre dans le mur. Ces poutres sont ensuite recouvertes de planches, autorisant ainsi la circulation des ouvriers. Les trous ainsi creusés dans les murs s'appellent des "trous de boulin", et sont facilement indentifiables dans les constructions du Moyen-Age parvenues jusqu'à nous car, en général, on ne les rebouchait pas. Ils pouvaient ainsi servir lors de futures réparations ou agrandissements.
 
Autre curiosité : les bacs à chaux. Par chauffage de pierres calcaires, on obtient la chaux vive que l'on "éteint" ensuite dans ces bacs en la mélangeant à de l'eau puis à du sable. On obtient ainsi le mortier avec lequel seront scellées les pierres du château, un mortier aussi dur que le béton (d'où l'expression "être bâti à chaux et à sable"). La fabrication artisanale de la chaux vive telle que pratiquée au XIIIème siècle était très nocive et les gâcheurs de l'époque avaient une espérance de vie de 25 à 30 ans maximum. Pour cette raison, à Guédelon de nos jours, on utilise de la chaux vive industrielle.

Le projet de Guédelon n'aboutira qu'en… 2023, après 25 ans d'effort ! Mais déjà on peut avoir une petite idée de ce que sera le château terminé, même si cela est difficile à discerner sur le terrain, grâce au dessinateur officiel du projet, Jean-Benoit Héron. Voilà donc ce que pourront admirer, dans quelques années, les visiteurs arrivant à Guédelon :

- La tour du Logis (1) : C'est par cette tour que la construction commence, afin de pouvoir défendre le chantier en cas d'attaque. Plus tard, elle servira de casernement aux archers et autres défenseurs du château.

- La tour maîtresse (2) : C'est la plus haute du château (30m), et la plus large. Elle domine les alentours, assurant ainsi les fonctions de guet et de signal. En cas de siège par l'ennemi, elle sera le refuge des habitants du château et des alentours.
Des hourds en bois (3)surplombent le pied de la muraille et permettent de repousser l'assaillant au moyen de pierres ou d'eau bouillante, l'huile souvent citée pour ce type d'opération étant bien trop onéreuse pour la jeter par les fenêtres ! A l'intérieur de cette tour, on pourra contempler une magnifique voûte à nervures réalisée, comme pour l'ensemble du château, selon les règles de l'art.
 

Voûte à nervures ; au centre, la clef de voûte

Appareillage en bois destiné à la mise en place des voûtes

- Les tours de flanquement (4)au nombre de 2 sont à chaque extrémité de la façade sud. Grâce à des archères (5) judicieusement disposées, ces tours permettent aux guetteurs et aux archers de couvrir le terrain sur 180°.

- Les tours de porte (6) encadrent l'entrée du château et défendent le pont dormant (7) qui, comme son nom l'indique, est fixe (contrairement au système du pont-levis employé dans d'autres châteaux).

- Les courtines (8) sont les murailles qui relient les tours entre elles. A Guédelon, il y aura 4 courtines face aux 4 points cardinaux. Au sommet des courtines, on distingue les créneaux (9), parties vides où se tiennent les défenseurs, des merlons (10), parties pleines permettant de se protéger des projectiles lancés par les assaillants. On fait le tour des courtines par l'intérieur de la muraille, en suivant le chemin de ronde (11).

- Enfin, le logis (12) à deux niveaux. Au rez-de-chaussée, la cuisine et le cellier. Au 1er étage, la grande salle pour les cérémonies et les festins, la chambre du seigneur, la chapelle.
 

La charpente de la Grande Salle, en construction

 
Dans quelque temps, damoiselles et damoiseaux feront assaut de révérences sur la terrasse du château, au son des tambourins, flageolets et violes de gambe. Mais en attendant ces futurs occupants, le château abrite déjà… un couple d'hirondelles et ses petits.



Les informations et renseignements sur le chantier médiéval de Guédelon, son accès et ses visites, sont disponibles sur le site officiel du projet : www.guedelon.fr
Texte de Guy Robert - Photos de Claudine Robert - Copyright Octobre 2010