Avril 2011
Les autres N°

HISTOIRES DE FANFARES

-o-



Ils arrivent les uns après les autres, dans le désordre. Le chef est déjà là et salue chacun d'un grand geste de la main.
– Salut, René, t'es t'y pas perdu en route ? 

Le clocher voisin sonne un coup. 19h30, passées de quelques minutes car l'église retarde toujours un peu. La nuit tombe et dans les rues les lampadaires viennent de s'allumer, baignant les trottoirs déjà déserts d'une lumière rose pâle.
 
– Ah, te v'là, Maurice, j'croyais qu'tu viendrais plus, à c't'heure…
Maurice hausse les épaules et pose sa trompette sur une des tables le long du mur.
– J'ai eu un ennui avec le tracteur.

On est vendredi, et c'est le jour de répétition pour la fanfare du village. Les ultimes retardataires, rejoints par ceux qui grillent une dernière cigarette sur le trottoir, passent enfin la porte. Tout le monde s'installe dans un grand bruit de chaises traînées. Les trompettes devant, les clarinettes et les saxophones au deuxième rang et tout derrière, debout contre le mur, les clairons, les tambours, la grosse caisse, les cymbales.
Comme pour chasser les fourmis qu’ils auraient dans les doigts, tambours et clairons jouent trois notes, s'arrêtent, rejouent deux notes, poursuivant une discussion à bâtons rompus par instruments interposés. Cela produit une cacophonie digne des meilleures musiques contemporaines. Le chef frappe dans ses mains et le brouhaha baisse d'un ton. Derrière les grandes fenêtres, la nuit est devenue noire.

– Allez, on fait la Marche de la Lyre !
Morceau fétiche et bien connu, histoire de "se mettre en jambes".
– Un, Deux…
 
La musique explose d'un coup, secouant la petite salle à en faire péter les vitres. Les clairons s'en donnent à cœur joie, dominant les trilles de la clarinette et le tapis sombre des saxophones. C’est pas que la partition soit difficile, mais faut pas s'attarder en route. A peine le temps de respirer. D'habitude, on défile sur cette musique-là et les pieds, par habitude, marquent la cadence sur le parquet. A la reprise, les clairons enchaînent des arpèges tonitruants qui arracheraient des larmes aux pierres. Et toujours droits dans leurs bottes, les tambours marquent imperturbablement le rythme. La marche immobile se déroule ainsi jusqu'à la Coda finale et très vite résonnent, fortes et claires, les notes redoublées qui terminent le morceau. Le silence retombe en bourdonnant après le fortissimo de la fin.

– Celle-là, elle est bonne, pas de problème.
Le chef est content. Et quand le chef est content, tout le monde est content.
– Eh Justin, à la fin t'étais un peu en retard : il y a trois coups, en même temps que les clairons.
Le Justin, il rougit un peu sous sa casquette.
– J'suis pas encore dedans.
 
Les trompettes plaisantent : « T'es t'y mieux dehors ? » et tout le monde de rire. C'est pas méchant. On attaque déjà le deuxième morceau. Au fait, je vous l'ai pas dit, mais moi je suis à la clarinette, la dernière recrue, le petit parisien. Les morceaux, ils les connaissent tous par cœur depuis le temps qu'ils les jouent. Mais moi, je les découvre, alors je m'accroche, vaille que vaille. Et ce soir, au pupitre des clarinettes, je suis tout seul, alors j'ai du mal à entendre mon instrument, avec les clairons qui me soufflent dans les oreilles.

Après chaque morceau, chacun y va de son commentaire. Au tableau noir, sur le mur, il y a la liste des prochaines sorties de la fanfare. C'est que, le beau temps arrivant, on est sollicités dans toutes les fêtes des alentours : la Fête des Patates pour la Saint Joseph, la Fête des Jonquilles à l'arrivée du printemps, la Foire de Pâques, le Comice Agricole au mois d'août. Sans oublier le 14 juillet et son cortège de drapeaux, de feux d'artifice et de retraites aux flambeaux. La saison se termine avec l'arrivée de l'hiver et la Sainte Cécile, patronne des musiciens. Tout est là, sur le tableau, écrit soigneusement à la craie, avec les dates et les heures. Pour chaque sortie, le chef indique les morceaux que nous devrons jouer, une bonne quinzaine à chaque fois. Et voilà pourquoi nous répétons chaque vendredi, pour nous remettre en mémoire le répertoire, régler les derniers détails, fixer les heures de rendez-vous, la tenue et … boire un coup tous ensemble.

Eh oui, la fanfare connaît aussi sa troisième mi-temps. Après la répétition, sur les coups de 9h du soir, on range les instruments pour sortir les bouteilles. Car dans une fanfare de 40 musiciens, même s'ils ne sont pas, loin s'en faut, tous présents aux répétitions du vendredi, il y a toujours un anniversaire, une fête, un départ, un retour, enfin une occasion d'arroser quelque chose. Et s'il n'y a pas de motif, on fête de toute façon la joie d'être ensemble, de trinquer à la santé de tous et à la beauté de la musique. Car c'est elle, la musique, la petite comme la grande, celle que nous permettent nos moyens parfois modestes, c'est elle qui nous rassemble, contre vents et marées, qu'il pleuve, qu'il vente (et c'est plus souvent qu'à son tour, dans notre région du Nivernais) ou que le soleil plombe de chaleur les champs et les routes. C'est que notre fanfare est une fanfare qui défile ! et c'est plutôt rare de nos jours. Maintenant, les jeunes musiciens préfèrent jouer assis, à l'abri dans une salle, d'où la vogue grandissante des harmonies et des orchestres sur chaises dans lesquels seul le chef est debout. Tout change. Des fanfares comme la nôtre, il n'y en a plus guère dans le pays. Et les musiciens, même si la musique et les défilés les conservent en forme, vieillissent, comme tout le monde. Alors, on en profite, tant qu'il est encore temps…

 
En savourant un petit rosé du coin, on évoque les anecdotes passées. Par exemple, ce jour où un spectateur légèrement éméché voulait absolument se joindre à notre troupe, avec son clairon d'une main et sa bouteille de l'autre. Nous a poursuivis tout au long du défilé avant de s'écrouler, en fin d'après-midi, fin saoul dans une haie.
– Oui, et la fois, je me souviens plus du pays, où le comité des fêtes avait décidé d'un parcours qui nous faisait emprunter des chemins de terre dans la campagne : y'avait pas une poule pour nous voir passer et tout en jouant fallait éviter adroitement les bouses de vache.
– C'est à Vauzy-les-Bois, ton histoire. Et ça s'est terminé par un orage. Dispersion de la fanfare sous les trombes d'eau et les éclairs. Le défilé s'est transformé en concert, debout sous le porche de l'église.

– En parlant de tornade… la fois qu’on a sorti nos chapeaux tout neufs !...
En prévision de l’été prochain, on avait équipé toute la fanfare de jolis panamas. Après maints essayages, chacun avait touché le sien.
 
 
– 54, 56, 60… c’est que tout le monde a pas la même tête dans la fanfare. Alors, pour le premier défilé au soleil, on était pas peu fiers de les exhiber, nos galurins. Mais à mi-parcours, voilà que le vent se lève d’un coup. Et v’lan ! tous les chapeaux de la fanfare qui s’envolent ! Et les musiciens de courir après leur couvre-chef qui roulait tout au long de la rue ! Une vraie débandade. Comme si le magasin du chapelier venait de déverser sa devanture sur le pavé. Au bout du compte, on a réussi à les choper, ces bon dieu de chapeaux et on a repris dignement le défilé là où le vent l’avait dispersé. 
Y’avait bien quelques erreurs de pointure, car tout le monde n’avait pas forcément ramassé le bon chapeau. Pour l’un, ça lui tombait dans les yeux, pour l’autre ça lui ballottait sur les dessus du crâne. Mais bon ! De toute façon c’était un défilé de carnaval, alors ça jurait pas !
Depuis, on a mis une petite cordelette à notre galure. Les fausses notes s’envolent encore parfois, mais plus les chapeaux.
 
Et chacun y va de son histoire. Les doigts qui gèlent sur les cuivres au 11 novembre ; les tambours qui se trompent de cortège et suivent une autre fanfare lors du comice ; et cette fameuse retraite aux flambeaux… Ce 14 juillet-là, les villageois suivaient traditionnellement la fanfare qui les menait, tambour battant c'est le cas de le dire, vers le lieu d'où devait être tiré le feu d'artifice. Avec leurs lampions, les gamins se pressaient et se bousculaient derrière le dernier rang des musiciens, à les toucher. Ils chahutaient, comme tous les gamins un soir de fête, si bien que la bousculade aidant, ils mirent involontairement le feu à la culotte du trombone. Et celui-ci de courir jusqu'au lavoir et de s'y jeter, cul en avant, pour éteindre l'incendie ! Plus que de peur que de mal et un bon souvenir… pour les autres.
Mais l'heure s'avance et chacun repart, l'un après l'autre, en se souhaitant la bonne nuit.
– Et à vendredi prochain !
– Ouais, si les petits cochons nous ont pas mangés !

Avec mon ami Bernard, saxophone alto dans la fanfare, on est pratiquement les derniers à sortir de la petite salle. La nuit est fraîche. Sur le trottoir, il y a le vieux Robert, avec sa trompette sous le bras, qui regarde les nuages passer devant la lune.
– Va geler cette nuit…
– Ça pourrait bien !
– Cette nuit-là, ça me rappelle la fanfare d'Ardichamp. Vous avez pas connu la fanfare d'Ardichamp, vous autres…
Non, on n'a pas connu. On savait même pas qu'il y avait eu une fanfare dans ce village. Et le vieux Robert de nous poursuivre son histoire.

A Ardichamp, avant la guerre, il y avait une fanfare, oh plus petite que la nôtre. C'était comme qui dirait une clique, avec sept ou huit bonhommes. Mais elle était sollicitée à tout bout de champ, tout au long de l'année. Pour le jour du cochon, pour la fête des haricots, pour l'anniversaire de la femme de monsieur le maire, pour la procession de la Sainte Reine… Cette année-là, on lui avait proposé de jouer pour la Sainte Barbe, la fête des pompiers. Mais c'était à l'autre bout du département et à cette époque on avait pas d'auto. Alors, le chef de la fanfare, il avait loué un petit autobus. Le jour dit, on y avait entassé les instruments et calé les musiciens tant bien que mal entre les tambours et les trombones. Et puis tout le monde était parti, chantant et beuglant pour couvrir le bruit du moteur et le craquement des vitesses, par les petites routes du canton.
Je vous parle de ça, mais moi j'étais gamin et encore trop jeune pour les accompagner. Malgré mes protestations, et Dieu sait qu'à l'époque on protestait guère, nous les jeunots, mon Pé et ma Mé n'avaient pas voulu que j'y aille.

– De toutes les façons, qu'il avait dit le Pé, y'a point place dans l'car.

Alors tout ce que je vous raconte maintenant, c'est ce qu'on m'a raconté, à moi, par la suite. Ça se passait dans la salle des fêtes du village. Y'avait le maire, le chef des pompiers, les pompiers, et toute l'assistance. A ce qu'on sait, la fête a duré une bonne partie de la nuit. C'est qu'avec les pompiers, y'a jamais le feu… Et notre fanfare, elle s'y donnait. Z'avaient pas le temps de souffler. Il faisait froid dehors, dame la Sainte Barbe c'est pas en juin. Mais à l'intérieur la température montait. Comme dans toutes les cérémonies, après la musique et les discours, on a donc sorti les bouteilles. Jouer ça donne soif, pas vrai ?
Immobiles sur le trottoir, écoutant Robert, nous acquiesçons gravement.
Eh oui, alors quand la fanfare a fini de flûter son dernier morceau, ils ont bu un petit coup. P'têt' même plusieurs, à ce qu'on dit. Si bien qu'ils sont remontés dans le bus, joyeux et bien mouillés. De ce temps, y'avait point de capitaine de soirée et le chauffeur avait bu autant que les autres, alors en reprenant le pont, ils l'ont passé, mais à côté. Le bus a piqué droit dans la Loire, là où c'est profond et vaseux. Il faisait près de -5° cette nuit-là. La Loire les a bus d'un trait. Pas un survivant. Ah oui ! on en a parlé longtemps de la fanfare d'Ardichamp. Même qu'on disait qu'à chaque Sainte-Barbe, la nuit venue, une fanfare fantôme hantait les bords de Loire, là où le bus avait sombré. On racontait aussi que le malheureux surpris dehors à cette heure était traîné jusque dans le fleuve pour y disparaître.
 
 
J'ai grandi avec cette histoire là dans ma tête, entre ceux qui y croyaient dur comme fer et ceux qui disaient que c'était une légende pour vieilles bonnes femmes. Alors, le temps passant, j'ai voulu en avoir le cœur net et une nuit de Sainte-Barbe je me suis rendu sur place. Eh ben, les gars, vous me croirez si vous voulez, mais la fanfare fantôme je l'ai vue, moi, comme je vous vois. Je l'ai même suivie, tout seul, par les rues. Leur musique, une musique du diable quasiment, me criait dans la tête, j'étais comme qui dirait pétrifié, subjugué, hanté, quoi. Je sais même plus tous les tours que j'ai faits dans la ville, derrière cette fanfare et je sais pas où elle aurait fini par m'entraîner, car c'est le petit jour qui m'a sauvé. Le premier rayon du soleil a percé d'un coup sur l'horizon. Je me suis comme réveillé ; la fanfare avait disparu et je l'entendais plus dans ma tête. J'avais les deux pieds dans la Loire, juste au bord. Le courant était fort à cet endroit, il charriait des branches et les reflets du soleil à toute vitesse, comme si l'avenir du monde en dépendait. Encore cinquante centimètres et c'en était fait du Robert. Je restais là, les pieds dans l'eau, comme un imbécile, me demandant tout compte fait si j'avais pas rêvé. Sauf qu'entre mes deux pieds, à fleur d'eau, y'avait quelque chose qui brillait dans les premiers rayons du soleil. Une trompette, oui comme je vous dis, une trompette ! Et me demandez pas comment elle était venue là. Mais c'est comme ça que je me suis mis à la musique. Et c'te sacrée trompette, elle m'a jamais quitté depuis.

Alors Robert nous la fait miroiter au clair de lune, sa trompette, puis la porte à ses lèvres et souffle quelques notes, fortes et claires dans la nuit.
– Hein ? Qu'est-ce que vous en dites ? Elle a-t'y pas, comme qui dirait, un son d'enfer ?

Là-dessus Robert nous laisse au bord du trottoir et s'en va dans la nuit en riant. Un moment on entend encore sa trompette puis le silence retombe sur la ville, comme un rideau.


Texte et dessins de Guy Robert, avril 2011


La Lyre Donziaise, fanfare de la ville de Donzy, dans la Nièvre, a inspiré ce récit qui demeure toutefois une œuvre de pure fiction. Merci donc à tous les amis de la Lyre pour leur participation involontaire à ces histoires de fanfares. Et merci à son Président, Bernard, et à Michel, son chef de musique, qui nous dirige avec talent et qui m’ont permis, tous deux, de m’intégrer à cette joyeuse et musicale équipe.