Janvier 2014
Les autres N°


LA GRANDE ILLUSION


 
De nos cinq sens, la vue est sans doute celui qui nous est le plus utile dans la vie de tous les jours, mais aussi celui qui nous trompe le plus souvent et le plus complètement. Ne dit-on pas que, parfois, on nous fait prendre des vessies pour des lanternes ou qu'on ne voit pas plus loin que le bout de son nez ?

La vision est chose étrange. Plus précis qu'un "objectif", notre regard est, par construction, "subjectif" : c'est que notre cerveau traite les images qu'il reçoit et les interprète d'après ce qu'il sait (ou croit savoir), ce qu'il a comme expérience, comme réflexe acquis, ce qu'il croit, ce qu'il attend. On ne voit que ce que l'on veut voir. Pour s'en convaincre, un petit tour dans le monde des illusions d'optique nous ouvrira les yeux, si l'on peut dire…

Une illusion d'optique est, bien souvent, une illusion du cerveau : une image astucieusement construite nous conduit à une perception erronée ou altère notre jugement ou nous propose une réalité impossible, mais pas toujours....
 

Premier exemple : Ainsi, dans l'image ci-contre, on semble discerner de fugitifs points gris aux intersections des lignes de la grille. Mais ils n'existent pas. Ce sont les cellules de notre rétine qui en projettent le dessin, en essayant de compenser les contrastes entre le noir et le gris. Cette illusion est donc due à la physiologie de notre œil.
On ne peut ni la raisonner, ni l'empêcher de se produire. Par contre, en fixant précisément une intersection, le phénomène diminue : c'est que les cellules proches du centre de la rétine sont plus aptes à résoudre les différences de contraste.
Autre exemple d'illusion, cette fois due à une simple erreur de jugement : Sur ce dessin, le trait A semble plus court que le trait B. En fait, il n'en est rien, A et B étant égaux.

Ici, ce n'est pas notre œil qui est en cause, mais notre cerveau, trompé par les flèches aux extrémités des traits.
 

Du même type, et tout aussi spectaculaire, le dessin ci-contre nous montre deux tables dont l'une (la table A) est nettement plus longue et étroite que l'autre (la B). Après vérification, vous pourrez constater que les 2 tables sont absolument identiques. C'est leur orientation et la fausse perspective qui en découle qui nous les font apparaître différentes.
Les images cachées : Dans ce dessin, on peut voir, au choix, un vase blanc sur fond noir ou 2 profils noirs se faisant face sur un fond blanc.
 
 

C'est ce type d'images cachées qui a nourri les devinettes de notre enfance. Notre regard parcourt une image apparemment banale, à la recherche d'un personnage ou d'un objet habilement dissimulé dans les traits du dessin. La Manufacture d'Images d'Epinal en avait fait une de ses spécialités.

Ci-contre, un exemple simple : Le pêcheur vient de prendre un poisson, mais où se cache-t-il donc ?
 

N.B. Pour ceux qui n'ont pas la patience de chercher, le poisson est entre les 2 branches de l'arbre, juste au-dessus du tronc.
 
Dans la même veine, certaines images nous donnent le choix entre plusieurs, généralement 2, interprétations, l'une étant aussi valable et justifiée que l'autre. C'est alors simplement, c'est le cas de le dire, une question de point de vue. Ci-contre, nous avons affaire, au choix, soit à un canard tourné vers la gauche, soit à un lapin tourné vers la droite, le bec du canard se transformant en oreilles de lapin.
Plus subtil, ce "masque de l'amour" d'inspiration vénitienne montre le visage "ordinaire" d'un homme, les yeux pudiquement baissés.

Si l'on y regarde mieux, on peut découvrir que ce masque cache en fait un couple s'embrassant (le visage de l'homme est à droite et celui de la femme à gauche).
 

D'autres illusions sont bâties sur ce que notre cerveau attend d'une représentation graphique normale, c'est-à-dire qu'elles répondent aux règles de la géométrie et de la perspective telles qu'on peut les voir à l'œuvre dans le monde réel. En "trichant" dans l'application de ces règles, l'illusion amène notre cerveau à tenter de résoudre logiquement ce qu'il perçoit, sans succès. Ce type d'illusions est dit "illusion paradoxale" ou "objet impossible".

Il en va ainsi du "triangle de Penrose" (ci-dessous), figure géométrique tracée dans un monde en deux dimensions mais impossible à construire dans un monde en 3D comme le nôtre.
 

Roger Penrose (né en 1931) est un physicien et mathématicien britannique. Il a conçu son fameux triangle(ou tribarre ou tripoutre) dans les années 50. Ses autres travaux sont assez éloignés d'un tel amusement et portent principalement sur la géométrie de l'espace-temps dans la théorie de la granulation à boucles (?!)

La possibilité d'extraire de l'énergie à partir d'un trou noir en rotation porte également son nom (processus de Penrose). Comme on peut s'en douter, tous ces travaux sont beaucoup plus sérieux que son triangle…mais beaucoup moins amusants.
 


Dans le même esprit, le "trident à 2 dents" nous met au défi de comprendre cette figure qui commence comme un portique aux linteaux carrés et finit en colonnades à 3 fûts.
 
On le voit, l'étrangeté de ces figures tient à la façon particulière (et fausse) dont elles suivent les règles ordinaires de la perspective.
En appliquant ces "mauvaises" règles, l'Arc de Triomphe de l'Etoile pourrait se présenter ainsi :

Les illusions d'optique ont inspiré nombre d'artistes, d'Arcimboldo (qui peint des portraits composés de fruits et de légumes), à Dali (qui cache dans ses toiles des personnages célèbres). Un des maîtres du genre est sans contexte Maurits Cornilis Escher. Cet artiste néerlandais (1938-1972) a produit essentiellement des gravures, toutes (ou presque) basées sur la répétition/transformation des figures ou sur les objets impossibles tels que nous venons d'en voir le principe (il se lia d'amitié avec le mathématicien Penrose). Une petite promenade dans l'univers de cet artiste est un véritable défi à la raison euclidienne, et souvent à la raison tout court.
 

Ainsi, dans "Sky and Water I" (ci-contre), nous assistons à la lente métamorphose d'un poisson en canard dans un spectaculaire croisement de formes. 

Les poissons blancs se transforment en ciel et les vagues noires de l'eau se transforment, dans le même temps, en vol de canards. L'habileté du dessin réside dans l'exploitation des espaces séparant les figures : entre les poissons naît la forme du canard et entre les canards le poisson, chaque dessin s'affirmant au fur et à mesure. C'est l'application (géniale et très habile) du vase blanc et des visages noirs vus plus haut.

Escher a réalisé de nombreuses œuvres sur ce principe (appelé "pavage").

Mais l'œuvre sans doute la plus connue de cet artiste relève des constructions impossibles.
Il s'agit de la fameuse "Chute d'eau".

L'image est redoutable car elle paraît de prime abord complètement normale : une rivière tombe en cascade et alimente un moulin dont elle fait tourner la roue.

Rien de plus banal. Sauf  qu'en observant plus attentivement la gravure, on constate que la rivière dans laquelle se jette la cascade est la même que celle qui alimente la chute d'eau : la rivière remonterait donc le canal qui la contient ! Une sorte de mouvement perpétuel (en dessin), défiant les lois de la gravité et de la dynamique.

Un rêve d'artiste… Mais n'est-ce pas justement le rôle de l'art de nous faire croire aux rêves et de nous donner l'illusion de les vivre ?
 
 

Linutil - janvier 2014