Mars 2016
Les autres N°


LES PAQUERETTES
Il fut un temps, il y a fort longtemps, où la pâquerette était une grande et large fleur, touchant presque aux nuages, la plus grande fleur qui n’ait jamais existé dans la création. Elle ouvrait ses larges pétales au jeune soleil qui réchauffait alors la toute nouvelle terre. Quand le crépuscule incendiait l’horizon, elle les refermait autour de son cœur jaune et rond, comme pour le protéger. Puis le matin revenu, de nouveau et comme au premier jour du monde, elle les dépliait, immenses et mouillés de rosée, sans crainte. Sans crainte, car des prédateurs, il y en avait peu en ces époques reculées, du moins pour nos pâquerettes géantes. Certes, il existait des bêtes énormes et carnivores,  mais qui ne s’intéressaient guère aux pâquerettes. Les serpents interminables et glissants les dédaignaient de même. La taille et la solidité de ces fleurs - elles avaient la peau dure, les bougresses – en auraient, de toute façon, rebuté plus d’un. Alors elles se pavanaient, tranquilles, dominant la forêt, faisant de l’ombre aux collines, se penchant mollement sous les 3 lunes que comptait alors la terre. Eh oui, 3 lunes ! Ce n’était pas rien. C’eut été même un sacré casse-tête pour les astronomes et les calendriers. Mais en ces temps-là, point d’astronome et point de calendrier, et personne pour s’en émouvoir. Toutefois, 3 lunes c’est 2 de trop. Dame Nature le reconnut volontiers et se fit un devoir de corriger au plus vite cette erreur de débutante.

Un beau jour, si je puis dire, la nuit fut soudain illuminée par une formidable explosion. 2 des 3 lunes de la terre venaient de se télescoper, s’anéantissant l’une l’autre dans un maelström de lumière pure, sans un bruit. Une bonne moitié des débris de lune disparurent dans l’espace, où ils tournent encore ; mais l’autre moitié fonça vers la terre en une escadrille catastrophique de météores. Peu d’animaux en réchappèrent. Les incendies, pluie de cendres et autres joyeux cataclysmes eurent raison des forêts, des rivières et… des pâquerettes géantes. Fin du premier acte.


La lune survivante vit pousser, de manière beaucoup plus discrète, la seconde génération de pâquerettes : moins de lunes, moins d’attraction et davantage de pesanteur terrestre. Les nouvelles pâquerettes s’adaptèrent donc aux nouvelles conditions d’existence sur la planète. Au lieu de s’élever jusqu’à 50 mètres de haut, comme auparavant, les pâquerettes 2ème version ne mesuraient plus qu’un seul petit mètre. Les carnivores et les herbivores gigantesques, du moins ceux qui avaient échappé aux météores et au réveil des volcans, disparurent eux aussi de la surface du monde, trop lourds maintenant qu’ils n’avaient plus l’aide des 3 lunes pour compenser leur formidable masse. Ils s’enfoncèrent lentement dans les marais. Ils y sont encore sans doute, sous forme de charbon ou de diamant, triste consolation…

Les pâquerettes, si elles avaient perdu leur statut de « reines » de la création (d’où le nom de « reine-marguerite » donné plus tard à une variété cultivée de cette plante), elles avaient gagné la tranquillité. Les volcans assagis se recouvrirent bientôt d’un joli tapis de pâquerettes, ondulant sous une brise parfumée. Un vrai paradis ! Justement… le paradis… Un beau matin débarqua un mammifère encore inconnu, sortant de la mer ou tombant du ciel, on ne le saura jamais. Peu après il prenait femme et en un rien de temps peuplait la terre de sa progéniture. Oui, vous l’avez reconnu… le LAPIN !

Ce fut une catastrophe pour les pâquerettes qui firent les frais de l’invasion. Elles regroupèrent alors leurs forces et se mirent à ne pousser qu’en groupe. Les lapins, ravis de cette soudaine profusion, s’empiffrèrent jusqu’à l’indigestion… On connaît la suite, myxomatose et autres épidémies fatales. Les pâquerettes finirent par avoir raison des lapins, et les lapins survivants et suivants mémorisèrent dans leurs gênes de se méfier des pâquerettes et de se contenter du serpolet, plus digeste.


Un deuxième beau matin, sur cette terre où décidemment on n’était jamais tranquille très longtemps, débarqua un nouveau mammifère, inconnu, sortant du ciel ou tombant de la mer, on ne le saura jamais. Peu après il prenait femme et peuplait bientôt la région de ses semblables. Les pâquerettes redoutèrent un temps que se renouvelât le coup du lapin. Mais à leur grand soulagement, l’homme (eh oui, vous l’aviez reconnu), l’homme était omnivore, et même parfois « hommenivore » pour les plus dégénérés d’entre eux. Nos petites fleurs se crurent un moment épargnées par les appétits carnassiers du nouveau venu, mais durent hélas bien vite déchanter.

Le deuxième jour de son apparition, l’homme posa ses gros pieds dans l’herbe et la femme se mit à cueillir des pâquerettes pour en faire un bouquet et égayer un peu leur hutte primitive. C’est de cette époque que date la coutume barbare d’anticiper les sentiments de la dame de ses pensées en arrachant un à un et méchamment les pétales des pâquerettes tout en accompagnant l’opération de la ritournelle magique et bien connue : « elle m’aime, un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout… » Et les pâquerettes n’aimaient pas ça du tout !

Encore une fois, au fil des générations, les pâquerettes organisèrent la résistance et s’adaptèrent, contraintes et forcées, mais astucieuses : elles multiplièrent le nombre de leurs pétales, tout en les miniaturisant. Dès lors, avec ses gros doigts, l’amoureux transi des premiers âges ne pouvait plus les arracher un par un. Et même s’il avait pu, il y en avait trop, des pétales, et le temps qu’il les effeuille, la fiancée, perdant patience, s’était envolée. Les hommes se rabattirent sur les marguerites, vagues cousines un peu demeurées, qui se laissèrent faire, elles.

Dès lors, les pâquerettes auraient pu continuer de vivre tranquillement leur âge d’or, chèrement gagné. C’était compter sans la révolution industrielle. Les « gros doigts » de l’époque préhistorique, délaissant peu à peu le gourdin pour le tournevis, inventèrent la machine ou plutôt « une » machine, maléfique, infernale : LA TONDEUSE !

Cette fois l’hécatombe fut totale… jusqu’à ce que les pâquerettes trouvent la parade : raccourcir leur tige. La tondeuse passe, mais la pâquerette, plus courte que les brins d’herbe, baisse la tête et en réchappe. Demandez aux jardiniers et autres tondeurs de pelouse, et vous verrez que je dis vrai. Les inconditionnels du tapis vert n’ont plus comme solution que l’arrachage manuel et systématique ou le napalm.


Voilà où nous en sommes de l’histoire millénaire de la pâquerette, de son intégration à l’univers et de sa relation à l’homme. Nous acheminons-nous vers une coexistence pacifique ou une ultime confrontation ? Renouerons-nous avec les démons du rejet de l’autre, en tondant définitivement l’ennemi ? La pâquerette, relevant la tête, étouffera-t-elle toute trace de notre civilisation sous sa blanche corolle ?

Heureusement, il est des jardiniers qui parviennent encore à entretenir leurs petits prés carrés tout en contant fleurette à leur belle, conciliant harmonieusement tondeuse et poésie… Un message de paix aux générations futures ?


Texte, photo et maniement tondeuse par Guy Robert – Avril 2016