Décembre 2016
Les autres N°



UN NOËL AU VILLAGE

J’ai sorti le parapluie et le chapeau. Cette nuit, la neige a recouvert le village d’une fine couche de sucre. Ça ne tombe plus, mais tout est blanc, blanc et brillant, tout neuf, comme chaque fois ici, à l’époque de Noël. Mais il ne fait pas froid : pas de vent, du plein soleil et la neige qui miroite. Si bien que tout le monde est de sortie.

Les uns vaquent à leurs occupations habituelles, les autres se promènent ou sont simplement curieux de ce que peuvent bien faire les autres. Vous savez ce qu’est un petit village… Tout le monde se connaît et, mine de rien, s’observe du coin de l’œil ou de derrière le rideau.

Tenez, moi qui vous parle, d’où je suis, devant ma maison, sur une petite hauteur, je découvre le village dans son entier. Oh ! c’est vrai qu’il est pas bien grand, notre village, et qu’on en a vite fait le tour, mais si la promenade vous tente…

Il y a d’abord la place, plutôt une placette, avec un banc. Comme Noël approche, on a mis des guirlandes partout qui clignotent et qui font dans le ciel comme des étoiles, même en plein jour. Sur le banc, les deux petits vieux sont déjà là, assis, immobiles, à croire qu’ils y ont passé leur nuit. Faut dire qu’ils ne semblent pas avoir grand chose à faire. Lui, avec sa canne, son journal et son écharpe, elle avec son tricot, son gros manteau et ses petites lunettes, ils regardent la petite place, ses décorations et les silhouettes des passants dont les ombres, au fil de la journée, vont s’allonger sur la neige. Au pied du banc, leur chien dort, la truffe dans ses pattes. Au crépuscule, sans doute reprennent-ils, à pas comptés, le chemin de leur foyer bien chaud et confortable. Peut-être, car moi, je les ai jamais vu bouger d’ici. D’ailleurs, j’ai pas la patience d’attendre leur départ. Je suis curieux, d’accord, mais pas à ce point…

En face du banc, il y a le café-bar. Un bistrot ou une auberge, ça dépend des jours et de l’humeur du patron, plein de lumière et de bruit de vaisselle. De tout temps, on en a fait le centre du village, au grand désespoir du curé d’en face. Pour rattraper le coup, une petite chorale, devant le « café des mécréants », chante des cantiques de Noël. Mais ce matin, la ouate de la neige étouffe quelque peu la musique des anges, et on n’entend qu’une mélodie lointaine et confuse. C’est sans doute ce concert que sont venus écouter les deux petits vieux sur le banc.

 



Un peu plus loin, il y a le marchand de sapins de Noël, avec ses guirlandes, ses faux cadeaux posés dans la neige et ses pancartes affichant les prix. Un traineau et un Père Noël joufflu complètent le décor. On pourrait croire que l’attelage et son illustre occupant vont s’envoler d’un instant à l’autre, mais ce n’est pas encore le moment.

Comme vous le voyez, il y a toute une foule pittoresque par les petites rues de mon village. Au passage et au hasard, je reconnais la matrone avec son fichu noir et son tablier à rayures, l’écolier avec son ardoise, le menuisier et ses copeaux. Sur le pont, au-dessus de la rivière où le givre pose des reflets nacrés, se penche l’éternel pêcheur. Mais que peut-il donc bien pêcher dans cette eau gelée et sous l’œil du gendarme qui lui répète chaque jour que la pêche est fermée jusqu’à prochain avis. Cela ne décourage pas la marchande de poissons, un peu plus loin, avec sa carriole à bras et son étal bien garni. Là voilà qui harangue le chaland, la bouche grande ouverte sur son fameux cri publicitaire : « Il est frais mon poisson, il est frais ! » Et les clients de se presser, achetant les victuailles pour les fêtes.

J’oubliais : au milieu de la place, il y a le puits. Mais il n’y a plus d’eau. Avec l’eau courante aux robinets, le puits du village est devenu un monument historique. On s’assoit sur sa margelle, on s’y penche, mais on ne s’y abreuve plus. Si bien que la jeune fille que l’on voyait en tresses brunes et robe à volants avec son seau plein d’eau a fini par disparaître. Le puits suivra, un de ces jours.

Car notre village change, un peu plus chaque année. D’abord il y a les vieux qui s’en vont. Les os fragiles comme de l’argile qui s’effrite, un beau jour ils se cassent et on ne les revoit plus. Une mauvaise chute, un mauvais rhume, l’usure du temps et nous accompagnons nos vieux en procession vers l’église, derrière notre curé rubicond dans sa soutane noire et son col blanc. Mais il n’y a pas que les cassés de la vie qui s’en vont.

Il y a ceux que les progrès ou les changements de mode effacent progressivement des rues et que chacun regrette. Ainsi, un beau matin, le rémouleur est parti. Pourtant, il y en avait encore des couteaux et des ciseaux à aiguiser dans notre bourg. Mais peut-être plus assez pour faire vivre une famille de rémouleur. Et le meunier, avec son sac de farine sur l’épaule et son bonnet de travers ? Lui aussi, d’une autre époque, il est passé à la trappe. Reste son moulin, inutile et immobile, ses grandes ailes ignorées du vent. On dit même que le meunier, il emmena avec lui la jeune fille du puits avec son seau et que depuis ce temps-là ils filent le parfait amour dans les îles sous le vent, là où les moulins sont remplis de farine et les puits remplis d’eau. Comme vont les langues, hein !

Bon, tout n’est pas si noir qu’on veut bien le dire, surtout avec toute cette neige, n’est-ce pas ? Car il y a parfois de nouveaux arrivants. Ils débarquent généralement au moment des fêtes de fin d’année, bien sûr, quand l’animation du village bat son plein. C’est ainsi qu’on a vu un trompettiste venir nous jouer des airs de jazz sous l’unique réverbère de la place. Puis un vendeur de journaux, ce qui a permis à nos petits vieux sur le banc de lire tous les matins des nouvelles fraiches. Mais bon, on sait que tout cela finira un de ces jours…

 



En attendant, la tradition perdure, et notre village est, pour quelques temps encore, le plus beau de la vallée. Il faut voir notre crèche, juste à côté de l’église, avec son bœuf et son âne plus vrais que nature, et les petites rues tout autour, sentant bon la pomme de pin et la cannelle, qui s’illuminent et scintillent à la nuit tombée.
 

Mais si vous le permettez, je ne terminerai pas la visite sans m’arrêter quelques instants au jardin public. Sur un petit lac gelé, glissent silencieusement les patineurs, toujours élégants. Sur les berges, les gamins font de la luge, les joues rougies par le froid et le jeu. Enfin, au pied du grand sapin tout chargé de friandises et de rubans, Monsieur Le Maire, avec sa grande écharpe, s’apprête à lire le discours inaugural qui ouvrira officiellement les festivités. Car ce soir, c’est Noël ! Un homme-sandwich l’annonce sur la pancarte qu’il porte sur son dos : « Réveillon » y lit-on, en lettres dorées. « Noël, c’est Noël ! » semble proclamer notre village, qui revit. Et la petite vieille avec son fagot sur le dos qui se hâte vers sa chaumine, le boulanger qui sort les pains dorés de son four, le menuisier, le notaire, la marchande de poissons, le pêcheur, le gendarme, le cafetier, les enfants, les petits vieux sur leur banc, ont tous des étoiles dans les yeux et des chants de Noël sur les lèvres. Et moi aussi, j’ai le regard qui brille, avec mon parapluie plié à la main et mon chapeau sur la tête, debout sur le seuil de la maison, tout en haut du village.

« Noël, c’est Noël ! »...
 
 

Le jeune garçon souleva le petit bonhomme, avec son chapeau et son parapluie :

               – Tu as vu, Maman, comme il est bien fait ?
               – C’est vrai, il ne lui manque plus que la parole, à ce petit santon…

Texte de Guy Robert - illustrations extraites d'anciennes cartes de Noël
Copyright Linutil - Décembre 2016