Mars 2018
Les autres N°



TOMBÉS DES ÉTOILES

– J’vais voir les bêtes…
– T’attarde pas. On mange la soupe.


Sans répondre, Jules referma la porte sur la lumière chaude de la pièce. Il allait pas loin, de toute façon, dans le pré juste derrière la ferme, voir ses moutons, ainsi qu’il avait coutume de le faire chaque soir. Depuis plus de trente ans, maintenant !
Le soleil se couchait, agitant des grands bras de nuages rouges au-dessus des collines, comme pour appeler au secours. « Y’aura du vent demain, c’est sûr ! » pensa-t-il en ouvrant la barrière.
Le troupeau était là, devant lui, dans l’herbe, calme et immobile.

– Doucement, mes petits, murmura-t-il aux moutons qui levaient leur tête crépue vers lui.
Plus de chien pour leur faire peur : il était mort de vieillesse l’année dernière.
– Et le berger tardera pas à le suivre, aimait-il rajouter, en clignant de la paupière.
Oh, ce n’était pas d’un grand rapport, ce troupeau. La laine, un ou deux agneaux par an. De quoi s’acheter du tabac, une paire de chaussures pour les fêtes. Plus les quelques sous qu’Augustine rapportait avec ses travaux d’aiguilles, ça suffirait bien jusqu’à l’extinction des feux. Garder les moutons, s’occuper du jardin, et discuter avec sa bergère, comme il la nommait parfois, c’est tout ce qu’il avait su faire jusqu’à maintenant et c'est tout ce qui lui plaisait, alors il continuait…


La créature ouvrit un œil. Monde étrange. Il faudrait sans doute le repenser et l’adapter. Mais bon, l’atmosphère ne semblait pas empoisonnée. S’il y avait un problème, il s’en rendrait vite compte. Pour l’instant, ses indicateurs vitaux étaient au vert. Même si sa position n’était pas des plus confortables : pour passer inaperçu, il avait dû intégrer le corps d’une des créatures vivant à la surface de cette planète. La procédure habituelle, et qui s’était déroulée sans coup férir, discrètement et efficacement, comme prévu. Il était maintenant à l’intérieur d’un mouton, ou plutôt d’un agneau, comme l’indiquait son scan encyclopédique universel intégré. Il avait trois jours planétaires devant lui pour décider. Décider si oui ou non ce nouveau monde pouvait abriter le sien. Enfin, « décider » n’était pas le mot juste. Il n’était qu’un éclaireur. Sa mission était plutôt d’étudier, d’évaluer, de tester les chances de survie de son espèce sur cette nouvelle planète. Puis de rendre compte, dans trois jours, le temps que la flotte entière se regroupe. De rendre compte à ses supérieurs. Dans le vaisseau-mère. Caché derrière la lune.


Jules regardait son troupeau qui peu à peu se fondait dans les ombres du crépuscule. Tout était paisible et ordonné. On entendait le piétinement discret des petites pattes qui foulaient le tapis rêche de la prairie et le bruit de l’herbe arrachée par touffes. Bientôt les moutons s’arrêteraient de paître et se coucheraient les uns près des autres pour passer la nuit. L’agneau, déjà, ne mangeait plus. A l’écart, tête levée, il humait l’air.


Premier point positif : l’herbe semblait inoffensive, même s’il n’en appréciait pas trop le goût. Il avait fini par comprendre que les habitants de ce monde n’étaient pas les moutons, comme il l’avait cru un moment, mais ces êtres qui se nommaient « bergers », ou « jules » ou « augustine ». D’après ce qu’il avait entendu, les trois termes pouvaient être employés indifféremment. En tout cas, jules ou berger, il paraissait aussi doux que ses moutons.  S’il y en avait d’autres et qu’ils ressemblaient tous à celui-là, l’invasion puis la conquête de « Terra » ne rencontrerait pas trop de résistance. Encore un point favorable. Il avait hâte de remonter là-haut faire son rapport, dernière chance pour son monde en déclin. S’il ne rejoignait pas le vaisseau-mère à l’heure dite, c’est comme s’il n’avait rien prouvé : son peuple repartirait dans sa longue errance à travers la galaxie, de plus en plus faible et désespéré, comme il y avait déjà été obligé des dizaines de fois, après avoir visité des mondes inhospitaliers non conformes. Cette fois, il fallait absolument réussir.


Le soleil avait disparu, laissant une tache de lumière sur l’horizon. Entre deux nuages fins, la lune s’arrondissait, rond brillant, comme un trou dans la voute céleste. C’était l’heure où le silence de la campagne se peuplait de nouvelles rumeurs : chant des grenouilles, frôlement des herbes, appels des grillons. Au loin, le TGV pour Paris gronda entre les collines, bousculant le calme puis disparut aussi vite qu’il était survenu. Jules tira sa pipe de sa poche et l’alluma. Augustine n’aimait pas trop qu’il fume avant dîner, mais la journée avait été longue. Fumer lui permettait de mieux réfléchir. « Ou de rêver, plutôt ?… » pensa-t-il, en regardant une volute de fumée blanche monter doucement dans l’air immobile.


Qu’est-ce que c’était que cette odeur ? Du tabac ?! Il y avait du tabac sur cette planète ! Incroyable… Sur son monde d’origine, il y avait des champs entiers de cette plante magique. Il y avait eu. Car maintenant les radiations, les guerres, les pollutions et la folie des peuples avaient ruiné toutes les cultures et celle du tabac en particulier. Et c’est ici qu’il retrouvait ce goût de la fumée du tabac ! Cette grisante fumée qui lui rappelait soudain les splendeurs passées, le luxe perdu, l’âge d’or envolé, détruit par les conflits et les catastrophes. Sa planète sacrifiée, abandonnée à jamais et le long, très long exil de ses semblables, ce long, très long voyage aux confins de l’univers. Et c’est ici, dans la peau d’un agneau tremblant qu’il retrouvait enfin le paradis perdu.


Appuyé à la barrière, il ne distinguait qu’à peine ses moutons qui remuaient dans l’ombre : des taches grises révélées par la lune sur le noir du pré. En tournant la tête, il voyait, à travers la fenêtre brillante, Augustine s’affairer dans sa cuisine. « Le monde est simple » se dit Jules, « les moutons, Augustine, et moi, Jules, fumant la pipe. » Et la lune, accrochée là-haut, comme une lampe qui éclairait tout ça…


Le paradis perdu et redécouvert ! Il se voyait déjà retournant derrière la lune et abordant le vaisseau-mère, apportant à tous la bonne nouvelle : « J’ai retrouvé notre monde ! » Il voyait déjà les centaines de croiseurs interstellaires virant de bord, sortant du cône d’ombre de la lune et fonçant vers « Terra ». Il voyait les milliers de transporteurs s’amarrer au sol, ouvrir leurs soutes et déverser par vagues successives les millions de combattants, ses frères, sous un déluge de fer et de feu. Il voyait déjà son peuple maître de cette planète et lui, sorti de son imbécile d’agneau, fumer son tabac en regardant le spectacle, mission accomplie…


Jules vida sa pipe en la cognant sur la barrière puis, du pied, écrasa le brandon qui rougeoyait dans l’herbe.

– Tu viens ? C’est prêt !
Augustine referma la fenêtre.
– J’arrive.
« Dans quelques jours c’est Pâques, pensa Jules. Demain, je tue l’agneau. » Et levant la tête, il sourit en regardant les premières étoiles.


©LINUTIL - 18 mars 2018 – Texte de Guy ROBERT