Octobre 2018
Les autres N°



LE RAT
Une nouvelle de Guy ROBERT


Le Norbert, il se levait tous les jours à 7 heures du matin. Et ce, quelle que fut la saison. C’était une habitude. Un rite. Ainsi, en ce milieu d’automne, le soleil venait juste effleurer l’horizon ; bientôt il ferait encore nuit à cette heure-là. Mais, contre vents et marées, le Norbert, à 7 heures, il était levé. Jusqu’à pas longtemps, il avait été le cantonnier du village. Une sorte, une « espèce », comme on dit ici, de cantonnier : homme à tout faire et content de le faire. Dans ce petit bourg, il y avait toujours une bricole à rafistoler, une haie à tailler, un trottoir à balayer. Et c’était mon Norbert qui s’y collait. Il allait de l’une à l’autre de ces tâches, avec ses outils, ses bras et son courage. Il était pas manchot, le Norbert, et s’il faisait souvent à son idée et à son envie, les villageois s’en étaient toujours satisfaits. 

Maintenant qu’il était à la retraite, il s’occupait doucement chez lui, dans sa petite maison de guingois, au bord de la route, pas loin de la rivière, où il vivait seul. « Même pas un chat », qu’il disait, fier de sa liberté de vieux célibataire. Il était simple, le Norbert, et parfois on s’en amusait, sans méchanceté. C’est que, sous ses dehors un peu rustres, il cachait un cœur tendre et gentil, prêt à rendre service mais aussi prêt à croire le premier venu, faisant parfois les frais de la farce la plus improbable. Quand c’était « cousu de fil blanc », il voyait rarement le fil… Un mot résumait toute l’opinion qu’avait de lui la plupart de ceux qui le côtoyaient : « Il est brave ». Et disant ceci, on avait tout dit. Car c’est tout de même le Norbert qui avait cru avoir fait pousser des tomates en une nuit, alors qu’un mauvais plaisantin en avait achetées à la superette et les avait accrochées aux tuteurs à tomates du pauvre Norbert. C’est encore lui qui avait raconté partout avoir rencontré un extraterrestre, alors qu’il s’agissait de son voisin vêtu d’une nouvelle combinaison réfléchissante pour faire du vélo…

Ce matin-là, donc, le Norbert essuya de sa manche la buée du carreau et jeta un œil dehors. Le clocher du village, tout près, se mit à sonner l’angélus. 7 heures tapantes. C’est lui qui avait réglé l’horloge de l’église et il n’était pas peu fier de son exactitude prouvée jour après jour. Il se devait néanmoins de vérifier la chose en consultant son chronomètre, posé sur le buffet. Il se retourna et suspendit son geste. A côté de sa montre, sur le buffet, dans le compotier, une pomme était à moitié mangée ! On avait croqué dans sa pomme ! Des petites dents aigües et voraces y étaient inscrites, comme une signature. Il prit la pomme entre deux doigts, la tournant et la retournant dans tous les sens. Pas de doute, c’était bien mangé ! Il la posa sur la table et s’assit devant, comme pour contempler le désastre. Un malheur n’arrivant jamais seul, il constata alors qu’il y avait des miettes sur la table.

Bon, le Norbert, il vivait seul peut-être, mais il avait sa fierté : il faisait son ménage régulièrement et tenait sa maison. Il se souvenait très bien avoir passé l’éponge sur la toile cirée la veille au soir après le repas, avec la régularité des gestes machinaux que l’on effectue chaque jour. Faudrait qu’il fut fin saoul pour ne plus savoir ce qu’il faisait. Et même si cela lui arrivait parfois – rarement – d’être un peu gai, la force de l’habitude compensait l’ivresse passagère : il était sûr d’avoir nettoyé la table hier soir. Le constat s’imposait donc : ce morceau de pain, du pain frais d’à peine trois jours, avait été croqué, lui aussi.

– C’est-y pas Dieu possible, murmura le Norbert dans le silence de sa petite maison, c’est-y pas Dieu possible qu’il y a une souris ici ?

Il se leva d’un bond et entreprit une fouille en règle. Certes, ce n’était pas grand chez lui, mais pas mal encombré tout de même. Certes, il faisait le ménage régulièrement, mais là, la perquisition sollicitait des coins reculés, y réveillant d’antiques poussières. Toussant et les yeux larmoyants, balai en main, comme un sabre, le Norbert s’esclaffa soudain. Près de la cheminée, à côté des cendres refroidies, le journal d’hier avait été déchiqueté en morceaux minuscules, comme si un « corbeau » avait voulu y découper le puzzle d’une lettre anonyme. Et là, trois crottes, effilées comme des olives et sombres.

– C’est-y pas Dieu possible que ce serait… un rat ! Mais oui, c’était.
 


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Le Norbert passa sa journée à remuer sa maison puis à se terrer en guettant, vainement, la bête. Il se coucha le soir avec l’espoir secret que le rat, troublé par tant d’agitation, eut pris la poudre d’escampette. Lui qui était un dormeur sans peur ni reproche eut du mal à trouver le repos. Et quand il parvint à fermer l’œil, il tomba dans des cauchemars peuplés de monstres ricanants aux dents longues et aux poils hirsutes.

Il se réveilla soudain dans la nuit noire de sa chambre. Etait-ce le bruit de la pluie qui l’avait ainsi tiré d’un sommeil plutôt agité ? Il réalisa bien vite que ce n’était pas la rumeur familière des gouttes qu’il entendait, mais un froissement, un grignotement discret et têtu. A pas de loup, sans lumière, il se leva. Les carreaux du sol étaient froids sous ses pieds nus. Guidé par le bruit persistant et affairé qui lui remplissait les oreilles, il se dirigea dans le noir, jusqu’au buffet. Il était là, il était là, le rat ! Il l’entendait gratter et fureter avec méthode et détermination, sans gêne, comme s’il était définitivement chez lui.

Pris d’une sorte de fureur contre l’intrusif, il décocha un grand coup de pied dans la porte du buffet. Il y eut un cliquetis inquiétant de vaisselle, puis un grand silence. Le Norbert se recoucha mais ne put fermer l’œil jusqu’au matin.
 


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C’était bien la première fois, depuis qu’il était en retraite, qu’il ratait l’angélus. Il était près de huit heures quand le Norbert émergea du sommeil, encrassé comme un vieux moteur, avec un goût de cendres dans la bouche, comme s’il avait fait la fête toute la nuit. Sa première pensée fut donc d’essayer de se rappeler ce qu’il avait bu la veille, puis il se souvint : le rat ! Il aurait préféré une cuite oubliée à la présence obsédante de cet étranger dans sa maison et dans sa tête.

Après avoir pris, sans appétit, son petit déjeuner, il alla poser son bol dans l’évier et se planta devant le buffet. Il avait mis ses gants de jardinage, une pelle à poussière dans la main gauche et un tisonnier dans la main droite. Résolu, il entrouvrit doucement les portes du buffet. Rien ne bougea. Il secoua les étagères. Rien. Rusé qu’il était, le rat ! C’est qu’il en avait entendu des histoires sur ces bêtes-là… Difficile de les piéger. Difficile de s’en débarrasser. Il n’allait tout de même pas vivre avec un rat ! Tout compte fait, peut-être n’était-ce qu’une souris, avec un gros intestin (à cause des crottes). Il l’espérait presque, en rangeant le tisonnier et la pelle. C’est alors qu’il retirait ses gants que le rat lui déboula entre les jambes, vif comme l’éclair : un rat, gros comme un chaton, noir et brillant comme la suie, avec une longue queue annelée qui fouettait l’air.
 
Le Norbert poussa un cri. Figé de surprise, il n’avait même pas vu d’où il était venu et où il était reparti. Maintenant, la bête pouvait se trouver n’importe où dans la maison. Même dans son lit ! Cette idée le fit frémir. C’est alors qu’on frappa aux carreaux. Le Norbert, sorti de sa stupeur, alla ouvrir d’un pas traînant et fatigué. Il y avait deux gamins sur le seuil.

– Qu’est-ce que vous venez faire là tous les deux ? demanda le Norbert.

Les deux en question, c’était des garnements. Les gens du village les avaient affublés de surnom, comme souvent dans les campagnes : « Patoche » pour le blondinet, effectivement un peu pataud et maladroit ; « Patouille » pour le grand brun, toujours un peu crasseux, déluré, et qui marchait exprès dans les flaques. Ces deux-là avaient plus d’un tour dans leur sac. Pas méchants, ils faisaient toutefois le désespoir de leurs parents, de leur instituteur, du curé, du boulanger, des gendarmes… Bref, ils faisaient l’unanimité.

Le mercredi, ils venaient voir Le Norbert, pour faire ses courses, mais aussi pour lui emprunter sa canne à pèche, ou jouer dans sa vieille voiture abandonnée depuis longtemps sous les pruniers.

– Mais on n’est pas mercredi, aujourd’hui ! s’étonna le Norbert.
– Ben non, répondit Patoche.
– C’est les vacances de la Toussaint, ajouta Patouille.
 
Le Norbert, il allait plus à l’école depuis un bout de temps. Alors, le calendrier des congés scolaires, ça lui passait un peu au-dessus des oreilles.

– Ah, oui, bien sûr, répondit poliment Le Norbert.
– On venait voir si vous aviez besoin de rien.
– Vous voulez dire si j’avais besoin de quelque chose ?
– Oui, des commissions, quoi,… dit Patoche
– … ou le docteur, ajouta Patouille, car vous avez l’air tout embrumé, ce matin…
– Je vais bien, mais j’ai un rat, répondit Le Norbert.
– Un quoi ? s’exclamèrent en chœur les deux gamins.
– Un rat !
– Ah, la vache !
– C’est grave ?
– On peut le voir ?
– Justement, je sais pas où il se cache, avoua le Norbert. Mais vous tombez bien, je vais vous demander un petit service…

Il leur confia quelques sous et son vieux vélo, à charge pour eux d’aller lui acheter un piège à rat à l’épicerie du village.

Et voilà Patouille et Patoche partis à vélo, Patouille pédalant et Patoche sur le porte-bagages, ses jambes ballant de chaque côté dans le vide. Au village, avec le peu de monnaie que l’épicier leur rendit, ils achetèrent des bonbons.

– C’est pour attirer le rat…
– Ben voyons, répondit l’épicier en clignant de l’œil.

Bientôt, ils posaient sur la table au Norbert le fameux piège à rat, tout neuf.

– Et ma monnaie ? demanda-t-il.
– On l’a perdue en route, répondit Patouille, en mâchonnant.
– Dommage, vous auriez pu vous acheter des bonbons…

Pas si simplet que ça, le Norbert, mais les gamins ne comprirent sans doute pas l’ironie de sa remarque.
 


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Le soir, avant d’aller au lit, le Norbert arma son piège avec un bout de pomme et un morceau de fromage. « Ne lésinons pas, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre… » Le dispositif était classique mais néanmoins astucieux : attirée, la Bête entrait dans la cage et, essayant de croquer l’appât, déclenchait, par l’intermédiaire d’un puissant ressort, la fermeture brutale de la trappe.
Et c’est bien ce qui se passa en pleine nuit. Le Norbert fut réveillé par un vacarme de tous les diables. C’était le rat, piégé dans la cage, et qui la secouait tant qu’elle glissait sur le carrelage avec un bruit d’enfer.

Le Norbert souleva délicatement la cage et regarda le rat prisonnier. C’était un magnifique rat, avec des yeux ronds comme des billes de verre, qui vous fixaient. Se voyant observer, le rat s’était calmé. Il finit de manger le morceau de pomme qui avait été à l’origine de sa perte.

– Profites-en bien une dernière fois, demain je te noie, murmura, revanchard, le Norbert.
 


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Le matin du 3ème jour, le Norbert se leva en chantonnant. Le rat, toujours dans sa cage - mais où aurait-il pu bien être ? - semblait s’être résigné à son triste sort. Les gamins passèrent leur museau par la porte et s’émerveillèrent de la capture.

– Il est beau…
– Vous devriez l’apprivoiser
– Oui, et bien ne l’approchez pas : ça mord, ces sales bêtes !
– On croirait qu’il comprend ce qu’on dit…

C’est vrai que le rat semblait suivre la conversation, dardant tour à tour ses petits yeux malins sur chacun d’entre eux.

– Je vais aller le noyer dans la rivière, tout à l’heure.
– Pourquoi ?
– Pour qu’y m’laisse tranquille, pardi !

Patouille et Patoche se regardèrent.

– Bon, ben on s’en va…
– Oui, on préfère pas voir ça !

Le Norbert, il était un peu surpris de la défection soudaine de ses troupes. Mais bon, allez comprendre des gamins… Les voilà donc repartis vers leurs jeux et leurs bêtises. En fait, partis pas bien loin, juste au bord de la rivière. Sans se le dire, avec l’habitude que forge une longue complicité, ils avaient eu la même idée géniale : faire encore une farce au vieux Norbert.

Le soleil dépassait à peine la cime des grands arbres qu’ils entendirent le Norbert arrivant par le chemin. Ils se cachèrent alors bien vite parmi les buissons de la rive.
 


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Comme à son habitude, Le Norbert parlait tout seul. Ou plutôt, en ces circonstances exceptionnelles, il parlait au rat, qu’il tenait enfermé dans sa cage, au bout de son bras, balançant légèrement le tout en marchant.

– T’as voulu être plus malin qu’moé et ben, t’as gagné ! Tu vois où ça t’a m’né c’t’ affai ? Fallait point entrer chez moé, chacun chez soé, vingt dieux.

Il y avait de la colère dans la voix du Norbert et quand il était en colère, le Norbert, il reprenait le patois et l’accent de ses ancêtres.

– Bon, nous v’la rendus.

Le Norbert posa son piège dans l’herbe, sans voir, à quelques mètres de lui, les gamins cachés qui l’épiaient de derrière les frondaisons. Mais alors qu’il prenait la cage pour la plonger dans la rivière avec le rat dedans, une petite voix s’éleva :

– Tu vas pas faire ça, Norbert, toi qui es si bon. Tu vas pas noyer une pauvre bête comme moi qui t’a rien fait !

Le Norbert suspendit son geste et regarda, médusé, le rat au fond de sa cage. Celui-ci le fixait, comme suppliant, campé sur ses petites pattes tremblantes.

– Allez, délivre-moi, tu en auras la conscience toute rafraîchie et comme neuve, et tu pourras te dire fièrement : aujourd’hui j’ai fait du bien à une pauvre bête sans défense.

On l’aura compris, la « voix » du rat, c’était Patouille, caché dans les herbes. Les deux gamins avaient mal aux côtes à force de se retenir de rigoler devant la mine stupéfaite du Norbert, comme foudroyé par la surprise, sa cage à la main.

Norbert était simple, on l’a dit et la farce des gamins le démontrait, mais gentil. Discuter avec le rat lui sembla inutile, et dangereux, au risque de sombrer dans la folie. Déjà qu’il y était au bord, de la folie, le pauvre… Alors, très délicatement, il ouvrit la trappe de la cage.

– Puisque c’est comme ça, murmura-t-il, va-t’en vite…

Le rat fila aussitôt, sans demander son reste.

– Et ne remets plus les pieds chez moi… Il voulait dire « les pattes », mais dans la confusion de son esprit, il ne savait plus vraiment à qui il avait affaire.

Ramassant sa cage, il reprit le chemin de sa petite maison, tout le long duquel on pouvait l’entendre marmonner.

– Un rat qui parle, un rat qui parle ! C’est-y pas Dieu possible et faut que ça m’arrive, à moé !

Quand il fut rendu assez loin, Patouille et Patoche sortirent des fourrés en se tapant sur les cuisses. Le rat, quant à lui, traversant la rivière, nagea jusqu’à l’autre rive qu’il escalada en se tortillant. Les gamins l’observaient, riant encore de leur bonne plaisanterie.

Le rat s’arrêta soudain et se retourna. Entre lui et les enfants, coulait doucement la rivière, sans ride, transportant avec lenteur les premières feuilles de l’automne.

Patouille et Patoche regardèrent le rat une dernière fois, le rat qui les fixait de ses petits yeux d’agathe noire. Soudain, il leva une patte vers eux :

– Merci, les gars ! dit le rat.

Et il fila entre les roseaux.
 

Texte de Guy Robert ©LINUTIL - octobre 2018