1. La pierre d’achoppement En ce jour d’avril 1879, Joseph-Ferdinand Cheval, facteur à Hauterives (Drôme), termine sa tournée lorsqu’il bute malencontreusement sur une pierre du chemin. Perdant l’équilibre, il déboule sur la pente, cul par-dessus tête et se retrouve dans le fossé sa casquette d’un côté, sa musette de l’autre, mais sain et sauf. Il revient sur ses pas et retrouve la pierre qui a causé sa chute, une pierre comme il n’en a jamais vu, brillante et lisse, comme faite au tour par des mains de potier et pourtant sculptée par la nature. Est-ce le choc ou la vue de cette pierre qui rappelle à Joseph-Ferdinand les rêves qu’il faisait il y a quelques années, rêves qui l’accompagnaient tout au long de ses tournées interminables de facteur rural ? Rêves d’ailleurs lointains, de châteaux féériques… Il ramasse la pierre et l’enfouit dans sa musette. De retour chez lui, à la clarté de la vieille lampe à pétrole, il la tourne et la retourne, l’admirant sous toutes ses faces. Elle ramène en lui l’image d’animaux merveilleux, de statues antiques, tels qu’il peut les apercevoir parfois dans les revues et journaux qu’il distribue. Il écrira plus tard : « Je me suis dit puisque la nature veut faire la sculpture, moi je ferai la maçonnerie et l’architecture ». C’est à partir de cette pierre, qu’il baptise « pierre
d’achoppement », qu’il va bâtir un des édifices les
plus étranges du monde. Joseph-Ferdinand Cheval, que ses contemporains
ne tarderont pas à appeler « le Facteur Cheval » (comme
on dit le Douanier Rousseau), va entrer dans la légende. Il a 43
ans.
2. L’inutile construction Dès lors, à chacune de ses tournées journalières de plus de 30km, il va ramasser les pierres qu’il trouve jolies ou intéressantes de par leur forme, leur couleur ou leur matière. Il les met de côté, sur le bord du chemin puis, le soir venu et sa journée de facteur terminée, il repart avec sa brouette rechercher ses cailloux pour les ramener dans son jardinet. Incorporant ces pierres à l’ouvrage qu’il érige peu à peu, il va, 33 ans durant, bâtir un palais improbable, au gré de son imagination et de sa fantaisie. Sans aucune connaissance en architecture ou en maçonnerie, il va tout apprendre par lui-même, au fil du temps et de la construction, essayant, recommençant, s’exténuant à créer l’impossible, l’incroyable. Il puise ses idées dans le courrier qu’il achemine : cartes postales et revues (dont le fameux « Magasin Pittoresque ») sont ses sources principales d’inspiration. On y découvre les reproductions d’édifices du monde entier, temple indien, château médiéval, palais renaissance, totem africain. Modèles que le Facteur Cheval va transposer, adapter dans sa propre construction. Il bâtit, mais sans pierre de taille ni brique, uniquement avec
du mortier à base de chaux, du ciment et la pierraille intéressante
qu’il ramasse et amasse. Le « fou d’Hauterives » travaille
la nuit, à la lueur d’une lanterne, sur des échafaudages
branlants. Les villageois se moquent de ce jardinier qui fait pousser les
cailloux… et en profitent ! De simple grotte artificielle, au début,
sa construction s’agrandit, s’épanouit, se dilate. En 1889, 10 ans
après le commencement de son ouvrage, il rachète à
ses voisins, qui lui cèdent à trois fois leur valeur,
les terrains jouxtant son jardin, afin d’accueillir les extensions du projet.
Toutes ses économies et la dot de son épouse y passent…
3. Douleurs et reconnaissance En 1894, le Facteur Cheval perd sa fille Alice âgée de 15 ans. Ce deuil le plonge dans un profond accablement. Car c’est aussi pour elle qu’il construisait ce palais des fées, dans lequel résonnaient son rire et le bruit des ses cavalcades enfantines. En 1896, à 60 ans, il prend sa retraite des Postes. Il peut consacrer ses journées à son ouvrage. Il ne se contente plus d’utiliser les pierres que le hasard de la nature lui prodigue. Il modèle lui-même, à la main (des mains brulées par la chaux), les motifs, bêtes, plantes et statues qui ornent son palais, dans un style tout en rondeur et courbes épurées. Gestes sans doute empruntés à son ancien métier de boulanger pétrissant la pâte à pain. Pour plus de finesse, il emploie des tiges de fer destinées à consolider ses sculptures de ciment. Il invente ainsi, sans le savoir, le béton armé. Dans le même temps, on commence à parler du rêve
fou du Facteur Cheval dans les gazettes. En 1904, un auteur drômois
compose une poésie sur l’œuvre du Facteur, la définissant
comme « Palais Idéal ». Ce nom restera attaché
au monument. Dès l’année suivante, Cheval édite des
cartes postales de son Palais et commence à le faire visiter. C’est
en 1912 qu’il est enfin achevé, après 10 000 journées
et 93 000 heures de travail. Le Facteur Cheval a alors 76 ans.
4. Le Palais Idéal tel qu’en nous-mêmes… Terminé, le Palais Idéal se présente comme un parallélépipède de 26m de long, 14m de large, 8 à 12m de haut. Mille mètres cubes de maçonnerie, réalisée par un seul homme ! On pénètre dans le Palais Idéal comme dans une grotte magique ; on y déambule dans un labyrinthe comme construit pour les enfants, avec juste ce qu’il faut d’ombre et de mystère pour intriguer sans effrayer ; on y lit les maximes inscrites sur les murs par le génial Facteur, livre ouvert dans la pierre. Joseph-Ferdinand Cheval voulait y être enterré, le créateur refermant ainsi sa création sur lui-même, s’y absorbant. Mais les lois de l’époque lui interdirent. Qu’à cela ne tienne ! A 78 ans, il reprend sa truelle, sa brouette et ses cailloux et commence l’édification de son tombeau dans le cimetière d’Hauterives, où il a acheté une concession. Il le termine 8 ans plus tard, avec les mêmes techniques et dans le même style que ceux utilisés pour le Palais Idéal. Un an et demi après, en août 1924, le Facteur Cheval décède ; il a 88 ans. Deux jours plus tôt, il avait fait certifier chez notaire sa biographie et le récit de son long travail, consignés à la plume dans des cahiers d’écolier. Le Facteur Cheval disparaît avec son secret. Pourquoi a-t-il construit
ce monument ? Parce qu’il le pouvait ? Sans doute. D’aucuns y voient la
représentation matérielle des méandres de l’âme
humaine ou un chemin initiatique vers la Vérité. D’autres,
plus prosaïquement, évoquent le délire d’un fou. Un
fou qui a donné naissance, sans le savoir, au Surréalisme
et à l’Art Brut. Un fou dont le fameux Palais est le seul exemple
au monde d’architecture de style naïf. Un fou qui a construit un palais
fou, simple et complexe, à son image. A notre image ?
Petite promenade dans le «
Palais Idéal » du Facteur Cheval...
La façade Est
Façade Est - détail
Façade Est – détail
Echafaudage sur la façade
Sud
Intérieur du Palais Idéal
: le Labyrinthe
La Terrasse : vue générale
La Terrasse : les Pèlerins
en marche vers le ciel
Façade Ouest
Façade Nord
©Linutil – avril 2019 – Texte et
photos de Guy Robert – Documentation « Le Palais Idéal »
Musée d’Hautrerives
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