Septembre 2019
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LES FANTOMES DE PRAGUE

Que ce soit sur le Pont Charles, au Château ou dans les rues de l'ancien quartier juif, Prague baigne dans la magie et le mystère. Et pour peu que l'on soit attentif, on peut croiser les nombreux fantômes dont c'est ici l'habitat naturel et historique. Car à Prague, les mondes se mélangent. Le moderne côtoie le médiéval. Les voitures récentes du tramway roulent sur les mêmes rails que les anciens wagons datant du régime communiste. Les influences allemandes, slaves, latines, françaises se télescopent, le rêve et la réalité aussi : la Cantatrice sans tête et l'Homme de Fer, le Soldat Schweik et le monstre nazi Heydrich. Histoire et légende, farce et drame.

Prague - Vue générale. Au premier plan la Moldau.
Au fond, le Château de Prague, dominé par la Cathédrale Saint-Guy.

Arrêtons-nous un instant sur le Pont Charles, ce fameux pont qui franchit la Vltava (la "Moldau" en allemand). Nous sommes au cœur de Prague, à l'ombre des statues de grès noircies par les ans. Première curiosité : le "nombre palindrome" (qui se lit dans les 2 sens) :

135797531

Ce nombre magique a déterminé l'instant où les autorités pragoises, sans doute conseillées par des astrologues mathématiciens, ont lancé la construction du pont : en 1357, le 9ème jour du 7ème mois (donc le 9 juillet), à 5h31. C'est précis, à défaut d'être vérifié. Continuons sur le pont et nous entrons dans la Vieille Ville, territoire du légendaire Golem.

Le Pont Charles et ses emblématiques statues.
Au fond, à droite le Musée Smétana (musicien compositeur de "La Moldau")


Le Golem, colosse aux pieds d'argile

Si celui-ci semble, à preuve du contraire, ne plus battre le pavé des rues de Prague, sa trace et son souvenir hantent encore le quartier et les esprits. Selon la légende, c'est le rabbin Loëw, au XVIème siècle, qui modela cette figure humaine avec le limon de la rivière Moldau. Il s'agissait de défendre les juifs du ghetto contre les persécutions dont ils étaient alors l'objet. Et le géant de terre glaise avait la stature nécessaire à ce projet. Afin qu'il accomplisse sa mission, le rabbin avait tracé sur le front du Golem le mot "EMETH" (en hébreu : vie) et afin de l'animer lui avait placé dans la bouche un parchemin où était inscrit le nom de Dieu. Le soir, afin que le Golem se repose et n'aille pas effrayer les juifs eux-mêmes en déambulant dans les rues, le rabbin lui retirait le papier de la bouche et la créature s'endormait jusqu'au lendemain. Un soir, le rabbin préoccupé par des problèmes familiaux, oublia d'enlever le parchemin de la bouche du Golem. Celui-ci partit alors dans la nuit, à travers la ville, saccageant tout sur son passage et tuant nombre de pragois. L'empereur demanda au rabbin de détruire sa créature, moyennant quoi il ferait cesser les pogroms contre les juifs. Le rabbin utilisa une ruse assez primaire (mais le golem ne respirait pas l'intelligence) : il lui fit croire que ses chaussures étaient délacées ! Le Golem s'agenouillant pour les relacer mit ainsi son front à la portée du rabbin, lequel effaça alors la première lettre du mot EMETH, le changeant ainsi en METH (mort, en hébreu). Le Golem s'effondra, redevenant l'argile inanimée dont il était issu.

Ancien Cimetière juif de Prague, où on peut voir la tombe du rabbin Loëw

Voilà l'histoire. On dit que les restes du Golem sont enfermés dans le grenier de la Synagogue "Vieille-Nouvelle". Ce grenier a la particularité d'être visible de l'extérieur mais de demeurer inaccessible de l'intérieur, aucun escalier, échelle ou passage n'y menant. En outre, les autorités religieuses juives interdisent à quiconque de tenter d'y pénétrer, même aux rabbins.

Un roman, "Le Golem", de Gustav Meyrink s'inspire de cette légende et fait revenir le monstre au XIXème siècle. Il est également à l'origine de la créature de "Frankenstein", œuvre de Mary Shelley. On dit aussi qu'il réapparaît à chaque fois que le pays est menacé, et en particulier la communauté juive. Que le n'a-t-il fait durant la Seconde Guerre Mondiale !


L'opération "Anthropoid"

Au "Château" de Prague, sur la colline qui domine la ville, au sein de la Cathédrale Saint-Guy, est conservée la Couronne des Rois de Bohème. Elle est cachée à la vue de tous, dans une pièce secrète, dont la porte s'ouvre à l'aide de 7 clefs différentes, chacune étant détenue par un haut dignitaire de l'Etat (Président de la République, Premier Ministre…). Pourquoi tant de précautions ? C'est que ce magnifique bijou, outre sa grande valeur et sa force symbolique, porte en lui une curieuse légende. Seul le Roi de Bohème peut coiffer cette couronne, et une seule fois, le jour de son couronnement. Quiconque la posera sur sa tête sans y avoir été invité, mourra dans l'année.

La Cathédrale Saint-Guy, dominant de ses flèches le Château de Prague

En 1941, durant l'occupation allemande, Reinhard Heydrich, nazi de la première heure, proche d'Hitler, arrive à Prague où il prend le titre de Vice-Gouverneur de Bohème-Moravie. En fait c'est lui qui dirige tout, le Gouverneur en titre ayant été écarté pour "maladie". Le jour de son investiture, il visite la Cathédrale Saint-Guy avec sa famille et se fait présenter les Bijoux de la Couronne. Afin de divertir ses enfants, il se serait coiffé, par jeu et par bravade, de la fameuse couronne.

Dans les mois qui suivent, il fait régner la terreur à Prague. Déjà à l'origine de la création des ghettos et du port de l'étoile jaune, il jette les bases, début 1942, de la "solution finale" (Shoah) qui aboutira au génocide que l'on connaît. Les Forces Alliées décident alors de l'éliminer et montent l'opération "Anthropoid". Un commando de résistants tchèques, entraînés en Angleterre et parachutés aux environs de Prague, tendent un guet-apens au dignitaire nazi. Il est en effet connu que Reinhard Heydrich, impudent et imprudent, se rend tous les jours à son bureau, en voiture décapotable et sans escorte. Les trois agents tchèques qui forment le commando attaquent donc la voiture mais ratent leur coup : Heydrich n'est que blessé, il poursuit même ses assaillants dans la rue, révolver au poing. Ce qu'il ignore, c'est que la grenade qui a explosé sur sa voiture, tout en l'épargnant, lui a projeté dans le dos de minuscules débris, en particulier du crin de cheval, provenant de la banquette arrière. Alors que ses légères blessures se cicatrisent rapidement, il meurt de septicémie quelques jours plus tard, moins d'un an après avoir coiffé indûment la couronne de Bohème. Depuis, plus personne n'a osé braver l'interdit. 


Franz Kafka
 
 

Un autre personnage incontournable de Prague. Méconnu et assez peu apprécié par les tchèques de son vivant, Franz Kafka est devenu l'écrivain emblématique du pays. On en rencontre le souvenir et l'hommage à chaque pas que l'on fait dans cette ville qu'il n'a pratiquement jamais quittée. Toute son existence et toute son œuvre (aussi brèves l'une que l'autre) se condensent ici.

Plusieurs demeures pragoises ont été les témoins des déménagements successifs de sa famille ou de ses changements d'employeurs : il travaille d'abord dans une compagnie d'assurances autrichienne, puis dans l'Institution d'Assurance des Accidents du Travail, jusqu'à sa précoce retraite du fait de maladie. Il est donc salarié le jour et écrivain la nuit. 

Ses écrits, fantastiques et sombres, mettent en scène le profond malaise qui l'habite, tant sur le plan personnel (relation conflictuelle avec son père) que social (il est tchèque mais écrit en allemand ; il est juif mais non pratiquant) et littéraire : il accouche difficilement de ses écrits, en proie au doute et accaparé par des obligations professionnelles qui lui pèsent.

De son vivant, il ne publiera que "La Métamorphose" (son récit le plus connu) et "Le Verdict". Sur son lit de mort, il demande à son grand ami Max Brod de détruire tous ses manuscrits. Celui-ci n'en fera heureusement rien et c'est grâce à lui que paraîtront, inachevés, les 3 grands romans célèbres de Kafka : "L'Amérique", "Le Procès" et "Le Château".

Kafka meurt à 41 ans le 3 juin 1924, rongé par la tuberculose, dans un sanatorium allemand, le seul voyage en dehors de son pays qu'il aura jamais effectué de toute son existence.
 

Statue de Kafka du sculpteur Jaroslav Rona         

Au fil des traductions, des commentaires, de la publication de ses lettres et de son journal, Kafka va devenir un écrivain phare du XXème siècle. Son nom donnera même un adjectif : "kafkaïen", qui ne décrit toutefois qu'un aspect de son œuvre.

Dernier clin d'œil de l'histoire. Dans l'enceinte du Château de Prague, tout près des remparts et à l'ombre de la Cathédrale Saint-Guy, s'ouvre la Ruelle d'Or.

Prague, Le Château. La Ruelle d'Or

Des petites maisons colorées, dont on peut toucher le toit tellement elles sont basses, se succèdent, accolées les unes aux autres, comme au 16ème siècle. On dit qu'il y avait là des alchimistes, faiseurs d'or et autres magiciens…  On dit aussi qu'à l'extrémité de cette impasse se dresse "la maison de la dernière lanterne". Demeure visible uniquement certains soirs de brouillard, cette maison aurait abrité le Golem quand il était animé. Coïncidence ou non, Kafka logea dans cette ruelle, au numéro 22 et y écrivit "Un médecin de campagne".

Quelque crédit qu'on accorde ou non à la légende, et malgré l'afflux des touristes qui "hantent" maintenant ces lieux, il arrive  qu'ici, sur les pavés centenaires, dans l'ombre des vieux murs, on sente les fantômes de Prague se pencher vers nous et chuchoter leurs incroyables récits…

L'église Notre-Dame de Tyn domine la Vieille Place et le mémorial dédié à Jan Hus


Voyage organisé par le Club de l'Avenir de Morangis - Texte de Guy Robert - Photos de Claudine Robert - © Linutil - Septembre 2019