Septembre 2020
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MACHINES A ECRIRE, MACHINES A REVER ?


J'ai toujours aimé les machines à écrire. Tout jeune, je rêvais d'en posséder une. A l'époque, j'écrivais des petites histoires, des poèmes… et la machine à écrire me semblait être l'antichambre obligée de la publication, une "impression d'impression", en quelque sorte. J'ai fini par convaincre mes parents de m'en offrir une. Oh, modeste, mais déjà assez chère, une petite portable, la "Japy-Message".

Devant son clavier, je me prenais carrément pour Hemingway, ou ces reporters qu'on voyait alors dans les Bandes Dessinées américaines, chapeau rejeté en arrière, pipe à la bouche et qui tapaient leur article à toute vitesse sur le coin d'un bureau. Elle m'accompagnait partout, cette petite machine, et on a fait un bon bout de chemin ensemble. Sur son clavier, j'ai tapé des kilomètres de mots. Pendant quelques numéros, à l'occasion des grandes vacances, j'ai même lancé un journal familial "Le Scribouillard", à raison de 2 exemplaires par numéro (3 livraisons en tout !) :

Ah ! les plaisirs de la machine à écrire ! C'est vrai qu'au rang de ses avantages, on peut mettre son accessibilité et sa facilité de mise en œuvre : pas besoin de courant, toujours prête à servir. On glisse une feuille dans le rouleau et nous voilà à pied d'œuvre, c'est le cas de le dire. Par contre, les fautes de frappe doivent être traitées à la gomme. Les ajouts, déplacements de phrases ou de paragraphes nécessitent patience, colle et ciseaux. Et si l'on désire plusieurs exemplaires, le "papier carbone" est notre ami salissant. Dans ces temps reculés, au bureau, on tapait des factures, des courriers, des notes ou des rapports avec parfois 7 doubles. Le papier utilisé, dit "pelure", était très fin et souvent de différentes couleurs en fonction de la destination de l'exemplaire et de l'organisation du classement. Par exemple :
 

- l'original, la première feuille, en vrai papier, généralement à en-tête, était réservé au destinataire principal de la lettre, de la note…
- le second exemplaire (1ère pelure) au service rédacteur de la lettre
- le troisième à la comptabilité
- … et le 7ème exemplaire aux archives. Celui-là était si pâle et si brumeux qu'il en était pratiquement illisible.


Inutile de dire qu'avec cette procédure, la moindre erreur de frappe demandait un temps de correction considérable.
 

Un peu d'histoire...

1714 : premier brevet de machine à écrire déposé par l'anglais Henry Mill

1850 : invention d'une machine avec ruban encreur à Baltimore

1867 : Christopher Latham Sholes met au point l'ancêtre de la machine à écrire moderne. Ce prototype sera ensuite produit en série, à partir de 1873, par la firme Remington.

1872 : Mark Twain devient le premier écrivain à soumettre à son éditeur une œuvre exclusivement "tapée à la machine", le fameux "Tom Sawyer".

1914 : Invention de la première machine électrique.

1935 : Commercialisation de la plus petite machine à écrire portable, l'Hermès-Baby. Elle sera utilisée par de célèbres écrivains (Hemingway, Steinbeck, Ionesco). On la produit jusqu'en 1989.

1961 : Premières machines "à boule" par IBM. Cette nouvelle technique permet de changer rapidement de caractères en cours de frappe, par exemple pour écrire en gras ou en italique.

1986 : Canon met sur le marché la machine à écrire électronique avec écran. Grâce à sa mémoire de 3 lignes, elle permet les corrections et annonce l'ordinateur personnel.

2011 : Fermeture de la dernière usine au monde à fabriquer des machines à écrire (aux Indes). Cette fois, notre bonne vieille machine est définitivement supplantée par l'ordinateur et on ne la rencontre plus que sur les brocantes ou dans les musées.

Si les machines à mémoire ont simplifié le travail, l'ordinateur, lui, apporte une solution globale au problème, allant même jusqu'à la dématérialisation complète des opérations (envoi de courrier électronique). Ce qui, mais c'est une autre histoire, n'empêche pas l'impression sur papier à tous les bouts de la chaîne… et peut-être même davantage qu'avant !

Moi, je n'avais pas ces soucis. Je réalisais un exemplaire, deux au maximum, avec carbone, mais sur du papier ordinaire. J'avais beau faire mon malin et rêver de littérature, je n'écrivais pas directement à la machine, comme pouvaient le faire les véritables écrivains : je recopiais ce que j'avais écrit, dans un premier temps, à la main.

 Pour ceux qui l'ignorent, le manuscrit tapé à la machine s'appelle un "tapuscrit". Car ça tape, non ? Ah, le bruit de la machine à écrire… C'est vrai que pour ceux qui travaillent la nuit, c'est un vrai problème. Je me suis toujours demandé comment les voisins de chambre, à l'hôtel où descendait Hemingway, pouvaient supporter le bruit de sa machine quand, revenant de la tournée des bars, il se mettait à écrire à 4 heures du matin !
 
 

Un peu de technique…

La disposition des caractères sur le clavier d'une machine à écrire a été déterminée afin de répartir les lettres les plus fréquemment employées entre les 2 mains et d'assurer une certaine fluidité dans la frappe. C'est donc une disposition qui tient à la fois à des raisons mécaniques et à la langue utilisée. Il en existe plusieurs, nommées par les premières lettres de la première rangée des touches.

 On parlera ainsi de clavier "AZERTY" dans les pays francophones, ou de clavier "QWERTY" chez les anglophones. Mais il y a des claviers japonais, russes, arabes…

Il est à noter que l'on a conservé de nos jours cette disposition des lettres dans les claviers d'ordinateur alors que la contrainte mécanique qui la justifiait n'existe plus. Mais revenir à un clavier alphabétique, par exemple, aurait remis trop en cause les habitudes acquises et diminué la vitesse de frappe.


Tiges et caractères de frappe. L'ordre des lettres est différent de celui du clavier et étudié pour éviter les "emmêlements" de tiges : ainsi le "Z" jouxte le "W", par exemple, car il est rare de trouver des mots dans lesquels Z et W se suivent... sauf dans le nom de l'écrivain ZWEIG !

Ma petite Japy, arrivée au bout du rouleau (c'est le cas de le dire), a disparu je ne sais où. Un jour, dans une brocante, j'ai trouvé une Underwood (modèle 319), petite machine portable, tout en rondeur.
 
Je lui fais prendre l'air de temps en temps, histoire de retrouver la sensation de liberté et de spontanéité de l'écriture mécanique.

Mais l'écriture est pâle, le rouleau un peu grippé et mes doigts ont perdu leur force de frappe, car il ne faut pas avoir peur de taper sur ces vieilles touches récalcitrantes, quitte à s'y coincer un doigt !

Faut dire que le clavier de l'ordinateur nous pousse à la paresse et la mollesse de ses touches nous fait perdre du muscle. Mais c'est tout de même bien pratique ! On peut changer l'ordre des mots (comme Monsieur Jourdain), des paragraphes, des pages, sans tout refaire ; modifier aisément le style et la taille des caractères ; imprimer dans une qualité proche de celle de l'imprimerie et en autant d'exemplaires (tous identiques et de qualité) que l'on veut ; Coriger facliment les fauets de frape… Alors, oui, vive l'ordinateur ! Mais cela n'empêche pas d'avoir une pensée émue pour son ancêtre mécanique.


Un peu de réclame…

Quelques firmes célèbres se sont illustrées sur le marché des machines à écrire :
 
 

Remington, marque américaine (Etat de New York), la mère de toutes, également très connue pour ses fusils et ses revolvers (qui, eux, font "tac-tac-tac").
Japy, marque française, à Beaucourt, Territoire de Belfort. Il existe un Musée Japy.

Olivetti, italien, devient leader mondial avant de se consacrer à l'informatique.

Underwood, américain, a la particularité d'avoir commencé par fabriquer des rubans encreurs pour la concurrence avant de se lancer dans la réalisation de ses propres machines (de 1895 à 1933). L'entreprise (et les modèles qu'elle commercialisait) seront repris par Olivetti en 1963.

Triumph-Adler (allemand). Est d'abord racheté par Grundig puis revendu à un américain pour finir dans le giron d'Olivetti. C'est cette société qui lancera les premiers ordinateurs en couleur portables.
 
 

Olympia (allemand), va commercialiser le modèle "Mignon", une des plus petites machines à écrire du monde, utilisant la technique dite "à levier", sans clavier.
Hermès. Contrairement aux autres marques citées, celle-ci ne porte pas le nom de l'entreprise qui l'a créée. En effet, nous la devons à l'établissement suisse Paillard. L'Hermes-Baby est la plus célèbre des machines à écrire portatives, car utilisée par nombre d'écrivains, reporters, journalistes et politiques de ces années-là.

Typo (français) : c'était le nom de marque choisi pour ses machines à écrire par la Manufacture d'Armes et Cycles de Saint-Etienne (Manufrance). Ci-dessous, la page du catalogue de Manufrance de 1931.

Vous me direz : "Oui, c'est beau la nostalgie, mais à quoi peut bien encore servir, de nos jours, une vieille machine complètement dépassée ?"
Mais à tout ce que les technologies nouvelles ont justement du mal à réaliser facilement ou pour tout ce qui ne justifie pas leur emploi. On citera :
 

- les étiquettes diverses et variées ("Confiture de Cerise")
- les petits mots doux ("La confiture est au frigo")
- les mémos ("Ne pas oublier la confiture de cerise")
- les listes de choses à faire ou à acheter ("Pots de confitures – Cerises")


Certes, rien de bien littéraire dans tout cela, mais pratique ! C'est dans ce genre d'utilisation que l'on comprend qu'une machine à écrire est comme un stylo : directement de la pensée au papier, sans préparation, sans mise en œuvre compliquée, immédiatement. En fait, un véritable travail artisanal, comme le menuisier avec le bois, le peintre avec la couleur, le jardinier avec la terre.
 
 
Un peu de spectacle …

Où la machine à écrire fait sa star. Elle est en effet l'accessoire vedette des polars et films noirs, qu'elle soit aux mains d'un inspecteur de police, d'un journaliste d'investigation, d'un escroc, d'un romancier raté. Et toujours la séquence frisson, quand l'enquêteur, après un examen scientifique des caractères, retrouve la machine sur laquelle la lettre de rançon a été tapée. Exploit improbable avec les ordinateurs et imprimantes, trop parfaits et sans personnalité, que nous connaissons maintenant.

Quelques petites citations :

"Misery" : dans le film tiré du roman de Stephen King, la machine à écrire utilisée par l'écrivain prisonnier est une Royale 10. D'occasion. Car elle perd ses lettres une par une, obligeant le héros à de fastidieuses corrections au crayon. Sur la fin, elle servira d'arme lourde, cette machine étant tout sauf portative (et mortelle à l'occasion).

"The Typewriter" : le compositeur Leroy-Anderson a écrit une célèbre musique pour machine à écrire et orchestre. Jerry Lewis en a immortalisé une version filmée. En concert, c'est une véritable machine à écrire qui est utilisée.

La dactylographie étant l'art de taper à la machine, il a existé des concours de dactylographie, alliant vitesse et précision, le but de la performance étant de taper dans un minimum de temps le maximum de mots avec le moins de fautes possible.  Un film ("Populaire" en 2012) retrace les coulisses d'un tel exploit. Ce type de performance existe encore de nos jours mais s'effectue sur clavier d'ordinateur et a changé son appellation en "concours de production de texte". Actuellement, le champion du monde est un italien, avec un score de 969 caractères à la minute et zéro faute
 

Après avoir soustrait la feuille à l'étreinte de la machine, retournez-la et passez votre doigt au verso. Vous sentez ? Les mots y sont inscrits, en relief, comme sculptés dans le papier. Et ça, vous ne l'obtiendrez jamais avec les outils aseptisés, silencieux et propres de nos nouvelles technologies.

Alors de ce pas, je vais retranscrire tout cela sur ma vieille bécane :

"Tap – tap – tap – tap…"


Texte et photos de Guy Robert
Wikipédia pour l'historique et les référence des anciens modèles de machine à écrire – Copyright Linutil septembre 2020.