Mai 2021
Les autres N°



LE MOUTON QUI S'APPELAIT BEBERT



D’une manière générale, on a dit pas mal de bêtises à propos des moutons. Rabelais, déjà, avec ses moutons de Panurge, brossait un portrait de l’animal assez peu flatteur, non ? Et les gens qui aiment répéter ce qu’ils entendent ont suivi aveuglément, comme des moutons j’allais dire… Car voilà le problème de fond. On a forgé de multiples proverbes et expressions populaires basés sur les supposées bêtise et veulerie du mouton : si vous êtes « doux comme un mouton », on vous tondra la laine sur le dos. Suivez le troupeau et vous serez le mouton de Panurge cité plus haut ; rebellez-vous, par contre, et vous voilà « mouton enragé ». Je passe sur le mouton à cinq pattes, la brebis galeuse, le « mouton » des prisons (celui qui dénonce ses coreligionnaires), le mouton-bélier qui enfonce les portes ou celui (de poussière) qui se cache sous le lit. Même les jeux d’enfants (le fameux "saute-mouton") font de cette bête une bête bête et ridicule, c’est dire…

Crédule, passif, grégaire. Voilà ce qu’on pense de nous. Oui, « de nous ». Car, vous l’aurez sans doute deviné, j’en suis un, de mouton. Or, ce qu’on pense de nous ne fait pas ce que nous sommes vraiment. En est pour preuve l’histoire que je m’en vais vous conter…

***

Je suis le dernier né d’un petit troupeau d’une dizaine de moutons. Nous pâturons ordinairement au bord d’une rivière qui coule aussi calme que s’écoulent nos jours. Tout nous semble radieux et sans souci dans cette vie bordée par la clôture rassurante du pré. Il n’y a plus de loup depuis longtemps ; le berger, qui ne vient que rarement nous rendre visite, et toujours entre deux vins, nous laisse divaguer à l’envi sur notre parcelle. Nous devons cette sécurité paisible à Bébert. Bébert, c’est le plus vieux mouton de notre troupeau. Le plus sage et le plus avisé. Nous le suivons tous, non comme des moutons, mais parce que c’est le meilleur d’entre nous et que nous reconnaissons, sans partage, son autorité. D’aucuns disent que son vrai nom serait « Bê-ê-ber del’Bê-êri ». D’origine orientale, alors ? Pour un mouton, c’est bien possible ; pour un mouton nivernais ou berrichon, c’est moins sûr… Enfin, tout le monde l’appelle Bébert. Avec lui, on avait la paix et on était tranquille. Du moins, jusqu’à ce qu’un matin…

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… on voit arriver « Vaurien », le chien de la ferme, au petit trot et l’œil soucieux. Quel drôle de nom pour un chien de berger, vous me direz. Il le tenait de son maître, que les gens du coin avait surnommé très finement « Béa », pour « B-A : Berger Alcoolique ». Ceci expliquait cela. Donc, Vaurien, on ne le voyait pas souvent, mais pour un chien de berger (même alcoolique, le berger), il était plutôt sympa. Ce jour-là, il s’approcha de Bébert et lui glissa quelques mots à l’oreille. Personne n’entendit exactement ce qui se dit. J’étais moi-même trop jeune pour bien comprendre leur langage inarticulé, mais à voir leur tête, c’était sûrement grave. Et ça l’était, oui.

Peu après, Bébert nous réunit tous dans un coin de la pâture. Je m’en souviens comme si c’était hier. Le ciel était clair, l’herbe tendre luisait au soleil et on entendait le clapotis de la rivière au pied des vieux saules. On était tous attentifs, tournés vers Bébert, à l’écouter. Et ce qu’il racontait était proprement effrayant.

***

Le chien Vaurien avait surpris une conversation entre le berger Béa et le boucher-charcutier du village, équarisseur à ses heures perdues. Ils étaient tous les deux de mèche (de mèche, oui !) pour vendre le troupeau et se le partager en côtelettes. Là, les explications et justifications devenaient confuses, mais le fait était là : on en voulait à notre toison et, pire, à notre peau. Le contrat avait été signé sur un coin de table et baptisé à la gnôle. Ce qui, de l’avis du chien, nous laissait quelques heures pour réagir, le temps que ces deux malfaisants cuvent leur vin.

C’en était fini de notre vie paisible et confortable dans ce pré si familier, si quotidien, qu’à nos yeux habitués il nous avait paru jusqu’ici banal. Nous l’avions parcouru en tous sens, brouté jusqu’à le tondre, presque distraitement, sans savoir que c’était là le paradis, et nous le perdions avant de l’avoir compris. Nos bêlements désolés auraient fendu le cœur des chênes, mais Bébert nous intima le silence. « Voilà ce que nous allons faire » dit-il de sa belle voix grave. Moi qui n’ai pourtant pas de religion, je croyais presque entendre Moïse, Moïse sortant son peuple de la mouise. Rien que d’écouter Bébert exposer son plan, le troupeau se calma. Il connaissait  un chemin qui nous conduirait loin d’ici et nous arracherait aux griffes du méchant charcutier. Il n’y avait qu’à suivre Bébert. C’était aussi simple que ça.

***

Nous nous mîmes donc en route. Le chien Vaurien nous ouvrait les barrières, Bébert écartait les barbelés de sa toison luxuriante et le troupeau, fluide et pressé, se faufilait sans bruit à travers la campagne.

Bientôt, alors que midi approchait, nous parvînmes au pied d’une grande colline. Le chemin qui l’escaladait continuait tout droit, vers le ciel bleu.
Vaurien, le chien, nous laissa là. Il lui fallait rejoindre le village et son alcoolique de berger qui demeurait son maître, malgré tout. Il n’était pas un mouton ; il ne risquait rien, lui, du moins pas encore, et devait protéger la fuite de ses amis en faisant comme si de rien n’était. C’est ce qu’il expliqua à Bébert, avant de s’en aller, en trottinant, remontant ses traces, tournant la tête de temps en temps vers nous qui le regardions partir, pour enfin disparaître au premier virage. 

Il ne nous restait plus qu’à suivre le chemin et gravir la colline. De l’autre côté s’ouvrait la terre promise.

« En route ! » dit Bébert. Et le troupeau avança joyeusement, sauvé.

***

 Si vous ne croyez pas cette histoire, par une belle journée d’été un peu nuageuse, levez la tête et vous verrez plein de petits moutons blancs défiler à l’horizon : c’est Bébert et son troupeau, à la recherche de nouveaux pâturages, qui traversent le ciel.


Guy Robert - ©Linutil - mai 2021