Novembre 2023

 
Les autres N°



Une soirée d'Halloween
Ce mois-ci, avec un peu de retard, Linutil vous offre une nouvelle sur le thème de la Fête d'Halloween. Mais il n'est jamais trop tard pour bien avoir peur. Et pour celles et ceux qui préfèrent le papier à l'écran (plus pratique, il est vrai, pour allumer le feu), une version PDF imprimable de ce texte est téléchargeable en cliquant ICI.
Bons frissons !
– Léo, dépêche-toi un peu !
C'était sa sœur, Lola, qui le bousculait ainsi. Léo s'était empêtré dans sa cape de vampire et avait bien du mal à en sortir sa tête.
– C'est trop petit !
– Mais non ! lui répondit Lola en tirant un grand coup sur la cape du garçonnet.
– Aie ! Tu me tires les cheveux !
Entre Léo, six ans, et sa sœur Lola, neuf ans, c'était toujours la bagarre. La face du gamin émergea au grand jour, blafarde et hilare. Un grand sourire rouge lui barrait le visage comme une cicatrice, découvrant deux longues canines menaçantes.
– T'es beau comme ça ! commenta Lola qui, retournant à son maquillage, en parachevait les détails devant le miroir.
– Je suis prêt ! annonça fièrement Léo.
Lola saisit  son grand chapeau noir d'une main et son balai de l'autre. Ainsi elle avait tout l'air d'une véritable sorcière. Puis, d'un pas décidé, ils sortirent dans l'air humide de la rue.

*

Dans ce petit village du Berry, où les traditions et les histoires de sorcières avaient la vie dure, paradoxalement les festivités d'Halloween peinaient à rencontrer le succès. Malgré tout, chaque année, Léo et Lola se déguisaient et sacrifiaient au périple habituel, de maison en maison, annonçant d'une voix qui se voulait sépulcrale : "Un bonbon ou un sort !" Hélas, les clients se faisaient rares. Ils se signalaient ordinairement en affichant à leur porte un signe distinctif, citrouille, squelette, chauve-souris grimaçante, araignée velue… Auprès de ces hôtes déclarés volontaires, on était sûr de faire le plein de friandises. Malheureusement pour nos zombies en herbe, il y en avait peu dans le village et même de moins en moins au fil du temps.

– Et la maison de la sorcière ? proposa le petit Léo.
Il voulait parler de cette étrange maison au bout du village, rachetée récemment par une non moins étrange personne. Peu après la vente, ils avaient vu, grimpée sur une échelle bancale, une femme sans âge, aux cheveux grisâtres, longs et emmêlés, coupant à coups de serpe rageurs la vigne-vierge qui cachait la façade. Le lendemain, la maison était toute dénudée, révélant un crépi délabré, laid et lézardé comme un vieux visage. Entre eux, Léo et Lola avaient appelé cette femme "La Sorcière" et sa maison "La Maison de la Sorcière". Ils n'étaient pas les seuls au village à les nommer ainsi.

De jour comme de nuit, les volets restaient ouverts et les fenêtres ne renvoyaient  que le noir absolu. De l'agencement intérieur, on ne pouvait rien voir, tout juste le reflet déformé de son propre visage. On aurait pu croire la maison abandonnée, mais parfois une vague lueur, comme issue d'un puits, flottait un instant derrière les vitres, suspendue, avant de retourner au néant.
Lola et Léo s'avancèrent jusqu'au coin de la rue. La fameuse maison semblait plus noire que la nuit, l'ombre de son toit occultant les étoiles.

– Tu crois que la Sorcière fête Halloween ? demanda Léo.
– Tu parles ! Y'a jamais personne dans cette baraque…
– Et si ! Regarde !
Sur le seuil de la maison obscure, une petite citrouille en porcelaine brillait joyeusement. Une bougie, à la flamme hésitante, en éclairait l'intérieur. Le tremblement de la lumière semblait dessiner à sa surface un sourire fugace, comme une invitation aux deux enfants, immobiles dans la nuit, et qui s'étaient pris par la main.

*

– Allez ! On y va ! décida Lola
– J'ai pas trop envie… murmura Léo.
– Froussard ! Tu parles d'un vampire !
Lola avait déjà franchi la première marche de la maison où scintillait la citrouille. En maugréant, Léo la suivit. Il n'allait pas rester tout seul dans l'obscurité de la rue. Surtout un soir d'Halloween…

D'une main ferme, Lola toqua à la vieille porte. Sans grincer, celle-ci tourna doucement sur ses gonds, dévoilant un étroit couloir. Un rideau sombre et lourd en barrait l'accès. On entendait une musique lointaine, aérienne, qui emplissait l'espace. Les enfants écartèrent lentement les pans du rideau et écarquillèrent les yeux de surprise. 
Une pièce immense s'ouvrait devant eux, éclairée par des centaines de bougies. Des étoiles d'argent pendaient du plafond, un plafond supposé car on n'en voyait pas la limite, perdue dans les hauteurs. Des voiles de tissu chatoyant reflétaient les lumières et flottaient comme des nuages. A l'image du plafond, invisible, on ne voyait pas les murs ; pourtant il devait forcément y en avoir. Comment une aussi petite maison pouvait-elle abriter une aussi grande pièce ? Les enfants se regardèrent inquiets et amusés.

– Alors, ma déco, elle vous plaît ?


*

 Une petite voix cristalline et chantante s'était élevée du fond de la pièce. Avançant d'un pas, Léo et Lola aperçurent la silhouette d'une jolie jeune fille assise sur un trône fait de fleurs et de plumes.

– Et mon costume, vous le trouvez comment ?
La jeune fille, tournant sur elle-même, faisait voler les dentelles soyeuses de sa longue robe.
– Mais vous êtes qui ? interrogea timidement Lola.
– Bien sûr, vous ne pouvez pas me reconnaître. Je suis pourtant la propriétaire de ces lieux, la vieille folle qui habite ici et que vous appelez entre vous "La Sorcière". Si, si, inutile de nier, je le sais.
Et disant cela, la jeune fille sourit mystérieusement en se rasseyant dans son grand fauteuil.
– Allons, n'ayez pas peur. Venez donc près de moi. Elle leur indiquait, d'un geste délicat de la main, un canapé profond, recouvert de tissu brodé d'or.
Après quelques instants d'hésitation, les enfants s'installèrent, blottis l'un contre l'autre, dévorant des yeux l'incroyable et merveilleuse jeune fille.
– Vous avez l'air étonné tous les deux. Mais c'est très simple. Je vous explique… Toute l'année vous êtes de gentils enfants, je pense. Mais le soir d'Halloween, vous vous déguisez en méchants, sorciers, dragons, vampires, et vous parcourez les rues en faisant peur aux gens, pour rire, bien entendu.
Tout cela reste bon enfant, comme on dit, et vous êtes de bons enfants, n'est-ce pas ? Et bien moi, c'est pareil, mais à l'inverse.
Léo et Lola hochèrent la tête, sans rien comprendre.
– Toute l'année, reprit la jeune fille, je suis une méchante bonne femme dans une méchante maison, mais le soir d'Halloween, je me transforme en une belle fée, dans un beau palais. Voilà, vous savez tout. Et pour récompenser votre sagesse et votre courage, j'ai même de délicieux bonbons pour vous.
La fée se pencha au-dessus d'un immense chaudron d'or et en tira un énorme sac de friandises.
 – Car à moi, vous vous en doutez, on ne jette pas de sort !
Elle partit d'un grand rire cristallin, dans lequel on pouvait entendre tinter de petites clochettes, souffler le vent d'automne, miauler un chat, et mugir, très loin, une bête plus inquiétante, peut-être un loup ?
– Régalez-vous, petits sorciers et partez vite, car demain je redeviens l'horrible mégère qui fait peur à tout le monde.
Les enfants ne se le firent pas dire deux fois. Lola, tenant d'une main son sac de bonbons et de l'autre son frère tremblant, franchit bien vite le seuil de la maison. De l'extérieur, celle-ci avait toujours son même aspect délabré et c'est sous le regard vide de ses fenêtres qu'ils partirent en courant jusqu'à chez eux. C'est un peu plus tard qu'ils réalisèrent avoir oublié de dire merci.

*

Lola a eu du mal à trouver le sommeil, mais maintenant la nuit profonde s'est étendue sur elle. Seul un souffle de vent vient jouer par moment dans les arbres, poussant une branche contre le volet de la chambre. C'est ce grattement, irrégulier, qui la réveille soudain. Lola tend l'oreille. Ce qui grince ainsi, ce n'est pas une branche. L'air est calme. Il n'y a pas de vent. Et puis elle se souvient d'un coup qu'il n'y a pas d'arbre près de la maison. Non. Ce qui grince, c'est la porte du placard. Le placard où elle a jeté hier soir le sac à bonbons de l'étrange fée. Et dans la pénombre, elle voit la porte du placard, comme poussée par une force invisible, s'ouvrir lentement. Invisible ? Pas tout à fait, car à travers les volets un rayon de lune vient éclairer le plancher. Avec horreur, Lola voit s'y tordre d'énormes vers dans une rumeur de mâchouille gluante. Ils sortent du sac en grappes serrées, tombent sur le parquet puis poussent la porte du placard ; bientôt ils atteindront son lit ! Elle voit déjà l'avant-garde des vers dérouler vers elle leurs répugnants anneaux. Elle veut crier, elle crie !… et se réveille en sueur. Un cauchemar ! La porte du placard est bien fermée et les bonbons sont restés dans leur sac. Le vent souffle entre les volets, sans alarme et sans menace. Dans le calme revenu, Léo surgit d'un coup dans la chambre de Lola.

 –  Oh, j'ai peur ! J'ai fait un cauchemar, hoquette-t-il entre deux sanglots, des vers qui grouillaient partout…
Le même rêve ! Lola sèche les larmes de son frère puis ils s'endorment dans les bras l'un de l'autre, jusqu'au matin.

*

Le lendemain, était un jour de congé. Pas d'école, un ciel clair. Levés de bonne heure, Léo et Lola prirent leur petit déjeuner dans la cuisine baignée de soleil.

– Moi, j'en mangerai pas des bonbons, dit Léo en trempant sa tartine.
– Moi non plus, répondit Lola. Et on va même s'en débarrasser !


Dans la matinée, Lola et Léo vont chercher le sac de bonbons dans le placard. Il n'a pas bougé et semble bien inoffensif. Mais ils n'osent pas l'ouvrir et encore moins y regarder de plus près. Dégringolant l'escalier à toute vitesse, ils sortent par la buanderie, derrière la maison, traversent le jardin, toujours courant, jusqu'au petit bois qui borde le village. Là, ils jettent le sac, le recouvrent de feuilles et de branchages. Puis, tout essoufflés et rassurés, ils regagnent l'abri paisible et chaud de leur maison.

*

Ils ne remirent jamais les pieds dans le petit bois. Mais s'ils s'y étaient aventurés, ils auraient découverts, là où ils avaient jeté le sac de bonbons,  une multitude de champignons bulbeux et repoussants, se tordant sur leur pied visqueux et dessinant sur l'herbe rousse un cercle parfait.

Ici, on appelle ça un "rond de sorcière".



 

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Texte de Guy ROBERT - © Linutil - Novembre 2023