Janvier 2012
Les autres N°


UNE HISTOIRE A SUIVRE...


 
Nous commençons ici la publication d'un récit dont le lecteur trouvera la suite et la fin le mois prochain. Une histoire à suivre, comme au bon vieux temps, pour ménager le suspens.
Pour ceux que la lecture à l'écran rebute, et on peut les comprendre, ils trouveront ci-contre une version papier à télécharger et imprimer...
"L'oeil du loup" - 1ère partie
Dans tous les cas de figure, bonne lecture et, comme on disait autrefois, "la suite au prochain numéro..."


 
L'ŒIL DU LOUP

1ère Partie



 
 
— « Jeanne, Margot ! Venez boire votre lait ! »
Les petites filles s'avancèrent dans le cercle de la lampe et s'assirent côte à côte sur le vieux banc de bois. Les volets avaient été repoussés, mais la nuit noircissait encore les fenêtres en ce matin de décembre. A voir les jolis dessins du givre sur les vitres, on devinait que la journée serait aussi froide que les précédentes. La neige ne tombait plus, mais elle avait recouvert tout le paysage, depuis les collines ondulant à l'horizon, jusqu'aux taillis qui clôturaient la cour, devant la maison. Une couche épaisse, silencieuse, et dont l'étrange lueur éclairait doucement les poutres dans l’ombre du plafond. Grand-Mère Julie rajusta son fichu noir sur ses épaules.
 
— « Dépêchez-vous, mes enfants, il y a école aujourd’hui. »


Jeanne, l’aînée, et Margot, la cadette, tendirent leurs petites mains vers les grands bols qui fumaient sur la table. Le lait était bien chaud, il brûlait presque la langue. Une large tartine de pain était posée sur la table. C’était du gros pain, croustillant, que Grand-Père était allé chercher il y a deux jours au village, après la messe, et que l’on faisait tiédir devant la cheminée pour l’attendrir. Grand-Mère se dirigea vers le fond de la pièce. Un calendrier journalier était accroché au mur ; elle en arracha la feuille de la veille pour dévoiler celle d’aujourd’hui : « 17 décembre 1907 ». Dans une semaine, ce serait Noël. « Pourvu que cette maudite neige n’empêche pas les enfants de venir ».

Et pendant que les petites finissaient leur tartine, Grand-Mère Julie rêvait en regardant la neige et la nuit.

C’est que les hivers étaient rigoureux par ici. Grand-Mère et Grand-Père élevaient leurs petites filles dans ce joli petit coin de Nièvre où ils avaient leur ferme, une petite exploitation avec quelques moutons, une vache, des poules et une vigne. Le Grand-Père se louait dans les fermes d’alentour pour améliorer l’ordinaire. Les parents des petites filles restaient à Paris. Ils venaient plusieurs fois dans l’année, par le train. La gare était à deux kilomètres, mais avec cette neige, cette fois-ci, ce serait une autre affaire. Grand-Mère soupira. Quand reverrait-elle sa fille et son gendre, s’ils ne venaient pas à Noël ? Au printemps, peut-être. Paris était si loin, et le temps passait si vite.

Par la fenêtre, elle vit Grand-Père se diriger vers la bergerie, les pieds traînant lourdement dans la neige épaisse. C’est qu’on se fait vieux, pensa-t-elle, et les petites qui ne connaissent même pas Paris. Sûr, faudrait qu’on y monte, un jour… Mais le Grand-Père disait toujours que ça le méritait pas. Pourtant lui aussi, il devait être curieux de voir où vivait sa fille, sans se l’avouer. De grands et beaux immeubles en briques, paraît-il, ouvrant leurs fenêtres sur de larges avenues pleines d’arbres où trottaient d’élégantes voitures à cheval. C’est vrai qu’on en avait aussi des chevaux et des arbres, ici. Et l’été, c’était si agréable à la ferme, même si les journées étaient alors bien remplies.

L’horloge sonna un coup. « Mon Dieu ! La demie de sept heures, déjà ! » soupira-t-elle en jetant un regard rapide vers l’horloge. Ah ! Cette horloge ! C’était une « comtoise », toute brillante avec son cadran doré, ses panneaux décorés de fleurs et son large verre derrière lequel jouait le reflet d’or du balancier. Une merveille et toute une histoire…

Il y a plus de trente ans maintenant, quand Grand-Mère Julie avait accouché de sa fille, elle était partie à Paris, comme beaucoup de nivernaises, faire « nourrice sur lieu ». Elle, elle connaissait la capitale, enfin pour ce qu’elle en avait vu, car elle n’avait pas eu le loisir de se promener beaucoup durant les quelques mois qu’avait duré son engagement. Un matin, elle était arrivée avec sa valise à la Gare de Lyon. Une bonne l’attendait sur le quai. Une voiture avec un cheval gris et un domestique tout de noir vêtu l’avait emmenée du côté du Boulevard Saint-Germain, encore en travaux à l’époque, dans un hôtel particulier où  ses patrons l’attendaient. Des gens charmants et un bébé rouge de colère qui but avidement, jour après jour, son bon lait de nourrice.

Quand un an et demi plus tard Julie quitta Paris pour revenir au pays, outre ses gages, elle reçut en remerciement de ses services une magnifique montre à gousset, en or.

De retour chez les siens, la montre fut glissée dans un tiroir. Que faire d’un pareil bijou dans une ferme, se disait-elle. Avec les travaux des champs, les bêtes à s’occuper, la pluie, la boue, la poussière, une montre aussi belle et précieuse que celle-là n’avait pas sa place. C’est bon pour les messieurs-dames de la ville qui n’ont pas de soleil pour savoir l’heure. Puis une idée lui vint. Le jour du marché, elle se rendit à pied à la ville voisine, la montre dans sa poche de tablier. Sept kilomètres sous le soleil. Arrivée au bourg, elle traverse la place d’un pas alerte, à peine essoufflée de sa longue marche, et entre directement chez l’horloger. Sur le comptoir, elle pose la montre qu’elle avait précautionneusement emballée dans un mouchoir de son homme.
 

— « Combien vous me donneriez pour cette montre ? »
L’horloger se visse une loupe sur l’œil et inspecte silencieusement la merveille.
— « Je peux vous l’échanger contre une horloge. »


Et c’est ainsi que la comtoise était entrée dans la maison quelques semaines plus tard, apportée sur un chariot et mise en place contre le mur, mur dont elle n’avait plus bougé depuis. Julie avait sagement troqué l’heure individuelle et luxueuse contre l’heure collective et rurale. Toute la maisonnée, avec respect, s’était alors réglée sur le tic-tac devenu vite familier et sur les sonneries impératives et répétées de l’horloge : elle annonçait deux fois l’heure (les vingt-quatre coups de midi) et une fois la demie de chaque heure ! Un vrai concert. Tout le village avait défilé pour la voir et l’entendre. Même aujourd’hui, c’était encore une curiosité et cela flattait Grand-Mère quand un voisin, venu donner un coup de main et prenant son café à la grande table, levait les yeux vers le beau cadran verni et lui disait : « Vous avez là une bien belle affaire ». La Julie se rengorgeait alors, toute fière et toute rose, en précisant :
 

« Oh ! vous savez, c’est qu’une horloge, mon pauvre Armand . »


On entendit racler à la porte. « C’est Grand-Père » dit Margot. Debout depuis cinq heures du matin, après s’être occupé des bêtes, il venait avec son chien prendre un peu de chaleur près de la cheminée et casser une petite croûte.

Grand-Mère émergea de sa rêverie et tapa dans ses mains.

« Allez, allez les filles, allez vite vous préparer, c’est l’heure ! »


Après avoir frappé ses sabots gainés de neige contre le seuil, Grand-Père, le chien sur les talons, s’avança vers la cheminée en soufflant sur ses doigts. « Couvrez-vous, ça gèle fort, ce matin. »  Comme une envolée de moineaux, les filles quittèrent la table, laissant les bols vides au milieu de quelques miettes. Puis, aussitôt revêtues de leur gros manteau, de leur fichu de laine et de leurs moufles, elles s’harnachèrent chacune de leur cartable, une sorte de gibecière qu’on portait sur le dos à l’aide de sangles en cuir, et ouvrirent la porte, l’aînée en tête.

« Et votre bûche, vous oubliez votre bûche ! » alerta Grand-Père en se détournant du feu. C’est que chaque enfant devait participer au chauffage de la classe. Margot, trop petite, en était encore dispensée. C’est donc Jeanne, sa grande sœur, qui charriait la bûche quotidienne sous son bras. Oh, elle n’était pas bien grosse, la bûche. C’était davantage symbolique qu’autre chose, l’école ayant fait de son côté des provisions de bois de chauffage. Mais c’était la tradition.
 

— « Tu me la passeras, dans la descente, murmura Margot, pour qu’on la fasse rouler jusqu’en bas ? » Jeanne eut un petit sourire qui disait oui.
— « Et vous traînez pas en route, rappela Grand-Mère. Avec ce temps, on sait jamais ce qu’on peut rencontrer… »
— « Va pas leur faire peur avec tes loups ! » interrompit Grand-Père en retirant la cafetière du feu.


Tout le monde savait que c’était la marotte de Grand-Mère Julie, les loups. On n’en trouvait plus guère par ici, depuis qu’on leur avait fait une chasse terrible au siècle dernier. Ou alors de pauvres loups décharnés, affaiblis, trop malades pour être hardis, trop solitaires pour être dangereux. Plutôt des chiens redevenus sauvages que de vrais loups. Mais Julie n’en démordait pas, c’était le cas de le dire. Elle se rappelait son enfance quand, l’hiver venu, on ne se déplaçait plus qu’en charrette, par précaution. Et s’il fallait, Dieu nous protège, traverser un bois, on prenait ses sabots et on les frappait l’un contre l’autre pour faire fuir d’éventuelles bêtes fauves. A force de colporter ces histoires tout le monde était persuadé que cela s’était passé hier, et non il y a plus de quarante ans ! Jeanne et Margot adoraient que Grand-Mère leur raconte ses années de jeunesse, les loups y compris. Car il était délicieux d’avoir peur, au coin de l’âtre, sur les genoux de Grand-Mère, quand tombait la neige et que craquait le feu. De là à rencontrer des loups, des vrais, de nos jours…
 

— « On est au 20ème siècle, nom d’un chien ! », tempêta Grand-Père. S’interrogeant de savoir si le juron le concernait ou non, le chien leva un œil vers son maître puis, rassuré, repartit dans ses songes.
— « Oui, mais faites attention tout de même », insista Grand-Mère Julie.
Et les deux petites filles franchirent le seuil en riant.


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à suivre…

© Guy Robert - janvier 2012