Juin 2012
Les autres N°


LE MONDE MERVEILLEUX DES CATALOGUES


 
Tout étiqueter, tout classer, tout ranger, quelle bonne idée ! N’éprouve-t-on pas un contentement incompréhensible lorsque tout est au cordeau, propre et organisé ? Si bien ordonné, d’ailleurs, qu’on ne retrouve plus rien… Il existe un outil pour tout classer, tout ranger et… tout retrouver : c’est le catalogue !
 

Il a traversé les âges jusqu’à nous, sous différentes formes. Souvenons-nous de Moïse et de ses Tables de la Loi, catalogue célèbre, en 10 articles, pas un de moins, pas un de plus. Les égyptiens, les mésopotamiens avaient les leurs pour évaluer les récoltes, les biens et ainsi lever les impôts, à défaut de Tour de Babel. Les peintures sur les parois des cavernes ne sont-elles pas un catalogue de gibiers pour le chasseur préhistorique ?  L’annuaire du téléphone en est un autre exemple, ainsi que le dictionnaire, catalogue de mots. Listes, résumés, descriptifs, tout ce qui relève, dénombre, rassemble et compile, tient du catalogue. En somme, une bien belle invention !

La forme la plus connue et la plus appréciée est encore ce gros bouquin de plus de 300 pages, sur papier glacé, présentant divers produits avec photo, descriptif et prix, que l’on feuillette négligemment, en rêvant à ce qu’on pourrait éventuellement acquérir si l’envie nous en prenait et nos finances le permettaient. Car, il faut bien le dire, le catalogue, c’est souvent fait pour vendre (ou pour acheter, tout dépend de quelle côté de la couverture on se place). Ainsi, en dépit d’internet, de nombreuses entreprises de vente par correspondance continuent d’utiliser ce moyen pour toucher leurs clients : elle publie et distribue, souvent gratuitement, un catalogue de leurs produits qui se doit d’être attrayant, pratique et complet. Ah ! la petite robe qui paraissait si mignonne portée par le mannequin maison… et qui se révèle à l’arrivée un véritable chiffon, immettable.  Et ce super tournevis éclairant à visser dans les coins qui semblait si pratique sur la photo mais dont la lame en plastique argenté ne résistera pas au premier bricolage…

Cela n’empêche, le catalogue fait rêver, et c’est fait pour ça. Qui ne se souvient des magnifiques catalogues de jouets qu’éditaient les Grands Magasins, au temps béni de leur splendeur et au temps, non moins béni, des noëls de notre enfance ? Au fil des pages fébrilement tournées, un monde merveilleux défilait devant nos yeux. On avait envie de tout. Et la lettre au Père Noël, qui s’inspirait grandement de ce catalogue, s’allongeait, s’allongeait… Peut-être était-ce là, avec la découverte des cadeaux sous le sapin, le meilleur moment des fêtes : lire et relire ces pages somptueuses avec leurs jouets fabuleux qui s’offraient à nous. 

Moi, sans pour autant faire du tricot, j’ai un faible pour les catalogues édités par les fabricants de laine. Très classiquement ils présentent les différents types de fibre, les modèles qu’elles permettent de créer, mais surtout, collés sur la page de droite, il y a de véritables échantillons : un brin de laine pour chaque couleur. Quand on ouvre ces recueils, on croit fouiller dans une boite de peintre, un vrai régal pour les yeux.

Mais il est un autre catalogue, mythique celui-là, un catalogue qui les résume et les contient tous, la « Sixtine » des catalogues : le Catalogue Manufrance.

Unité de production et entreprise de vente par correspondance, basée à Saint-Etienne dans la Loire, cette vénérable maison a été fondée en 1880 ! Victor Hugo aurait pu y acheter son encre et Van Gogh un chapeau de soleil. Elle a été mise en liquidation en 1970 puis reprise partiellement depuis. Elle fonctionne donc encore aujourd’hui, mais sur un moins grand pied qu’auparavant, sans publicité, et avec un catalogue (toujours édité) moins volumineux que son ancêtre.

Il faut dire que le catalogue Manufrance était un monument, élevé à la gloire de l’industrie et du commerce. Celui sur lequel nous avons jeté notre dévolu est une réédition de celui de 1931, publiée chez Denoël en 1981.

Au fil des 792 pages ( !) décrivant les objets usuels de l’époque, c’est à un retour à la vie quotidienne des années 30 que nous sommes conviés. Le catalogue devient ainsi une véritable fouille archéologique, à livre ouvert. Alliant la précision des dessins au surréalisme des textes, chaque article est un petit trésor en soi. Alors partons à la découverte de ce monde, pas si lointain, de nos pères, grands-pères, arrière-grands-pères et grands-mères, d’il y a 80 ans.

A l’époque, on ne disait pas encore « Manufrance », mais « Manufacture Française d’Armes et Cycles de Saint-Etienne ». Fournissant l’armée, l’entreprise a équipé les chasseurs de tous poils (au lièvre, aux lions, à l’éléphant…). Elle donnait également dans l’arme de poing (le révolver) ; on y trouve même une canardière-canon impressionnante (2m70 de long !) mais chère, pour la chasse au gibier d’eau. Les canards n’ont qu’à bien se tenir…

Du fusil au vélo, il n’y a qu’un pas. Le fleuron de la marque, c’est « l’hirondelle ». Equipant la police, ce modèle va donner son nom aux agents cyclistes que l’on surnommera, jusqu’à leur disparition dans les années 60, « les hirondelles ».
 

Un autre modèle de cycle utilitaire et qui a fait le bonheur des livreurs de journaux et des marchands de glace : le triporteur.

Après la chasse et le vélo, la pêche ! Le catalogue proposait tout l’équipement du parfait pêcheur devant l’éternel : canne (à pêche), fil (de pêche), épuisette, hameçon, seaux à poissons, paniers, nasses, ainsi qu’araignées, tramails, carrelets et autres verveux (ce sont des filets de pêche)… et les fameuses « mouches artificielles ».

Ah ! ces mouches amoureusement fabriquées !  Toute une page les voyait alignées en un tableau psychédélique avant la lettre. Du souci pour les truites…

Pêche, chasse et… annonces matrimoniales, ces sujets étaient le fond rédactionnel du « Chasseur Français », magazine oh combien célèbre, édité par Manufrance. Depuis 1970, le « Chasseur Français », s’il continue de paraître, n’est plus la propriété de l’entreprise mais celle d’un célèbre consortium italien de presse (Berlusconi) et n’a donc plus rien à voir avec la Manufacture. Il n’en demeure pas moins que cette publication a porté, pendant longtemps, la bonne parole dans nos campagnes, avant la radio, avant la télé. Combien de couples se sont-ils rencontrés grâce aux petites annonces du fameux Chasseur ? Nul ne le sait. En tout cas, le jour de la noce, pour immortaliser ces instants il fallait un appareil photographique tout neuf : pas de problème, le catalogue Manufrance en regorgeait, à tous les prix, pour les amateurs comme pour les professionnels. Des modèles qu’on déniche maintenant sur les brocantes ou dans les greniers des grands-parents.




Après le mariage, venaient souvent les enfants, du moins un premier. Là encore, pas de souci. Pour promener bébé, on avait l’embarras du choix. Landaus et poussettes (on disait « charrettes ») avaient l’opulence de grosses berlines.


 
 

Mais les chaises de bébé, ainsi que les parcs, étaient assez proches de leurs homologues actuels…
 
 
 
 
 
 

De retour à la maison, que l’on avait meublée en puisant toujours dans le même catalogue, il fallait s’atteler aux tâches domestiques. L’électroménager des années trente n’était pas totalement « électro ». Vedette parmi les vedettes, on citera toutefois la fameuse machine à coudre « OMNIA », à navette vibrante et tête basculante.

Vendue 975 Fr de l’époque, soit le salaire mensuel d’un facteur, il fallait compter 345 Fr supplémentaires pour l’équiper de son facultatif moteur électrique. A défaut, tout se faisait grâce au pédalier et sa roue de fonte, à la force du mollet. Je connais bien le modèle, ma grand-mère avait la même.

Beaucoup de foyers sacrifiaient à cet investissement ruineux afin d’assurer, à moindre coût, les travaux de couture nécessaires à la famille. Car à l’époque, on ne courait pas les magasins, ni les soldes ; Madame faisait ses robes, ses rideaux, ravaudait, raccommodait, pendant que Monsieur fumait sa pipe en lisant le journal dans son fauteuil… Autres temps.

    D’autres fleurons de l’ingénierie ménagère faisaient la fierté de Manufrance et de son catalogue, comme par exemple :

Le buffet-glacière de ménage, 98 kg, tout en métal et qu’il fallait remplir de glace (qu’on achetait au glacier du coin).

L’aspirateur de poussières, présenté sur la même page que le classique plumeau, et fourni en deux voltages au choix : 110 ou 220.

A bien y regarder, il ne diffère pas énormément de son équivalent moderne.
 

Et enfin, la machine à laver… si, si ! L’objet était rare et plutôt rustique. D’abord, il fallait chauffer l’appareil avec un rampe à gaz (à acheter séparément), puis tourner la manivelle pour brasser le linge : 18 chemises dans 12 litres d’eau, comme dit la notice. Là, depuis, on a fait quelques progrès…

Maintenant que le linge est lavé, repassé, les enfants habillés de frais vont pouvoir se salir en s’adonnant à leurs jeux préférés.

Les jouets des années trente sont, toutes proportions gardées, les mêmes que les nôtres, je veux dire les mêmes que ceux d’aujourd’hui, car nous avons passé le temps de jouer, bien sûr, à moins que…

Cerfs-volants, patinettes, autos à pédales, trains à ressorts et trains électriques (450 Fr de l’époque, quand on sait qu’un journal quotidien coûte alors 0,25 Fr), sans oublier les jouets de plein air et les jeux de société (dont l’indémodable Jeu de l’Oie). Jetons un regard émerveillé sur les petits moteurs à vapeur destinés à animer les montages « Meccano ».

Chefs d’œuvre de miniaturisation, ils comportaient une véritable chaudière qu’il fallait chauffer à l’aide d’une petite lampe à alcool. La vapeur actionnait alors un piston qui faisait tourner un volant, lequel pouvait être relié, grâce à une courroie, à toutes les constructions mécaniques mobiles que l’on voulait bien imaginer, ou à des machines-outils miniatures pour enfants (perceuse, tour, meule, scie…) et même à une dynamo pour allumer une minuscule lampe électrique ! L’ère industrielle à portée des bambins. Et cette formidable machine avait un sifflet, par lequel on pouvait bruyamment faire évacuer la vapeur…

 

Autres jouets très en vogue à l’époque : les appareils de projection et autres petits cinémas d’appartement. Ainsi, en page 236 du catalogue, nous retrouvons le fameux « Pathéorama » ou lanterne magique de poche, auquel nous avions consacré un précédent numéro (voir n° 107 de juin 2010 : « Pathéorama, le cinéma de grand’papa »)

Comme quoi le monde est petit ! Mais il semble infini et s’offrir tout entier aux curieux quand on plonge dans la lecture de ce catalogue. Comme veut le démontrer ce survol rapide, on y trouve de tout, depuis les casques coloniaux, les water-closet, les accordéons, violons, trompettes de cavalerie jusqu’aux carillons Westminster, aux charrues pour petites exploitations agricoles, aux machines à écrire et même… aux troncs d’église !

Il n’est donc pas étonnant que ces ouvrages soient souvent utilisés de nos jours par les metteurs en scène et les décorateurs de théâtre ou de cinéma afin de rendre au plus juste l’ambiance d’une époque. Car feuilleter le Catalogue de Manufrance, témoignage émouvant et naïf des années passées, c’est remonter le temps, mieux comprendre la vie de ceux qui nous ont précédés et, peut-être, nous amener à porter un regard différent sur la nôtre.


Merci à mon Papa à qui appartient ce beau catalogue, et qui a bien connu l’époque évoquée ici.
©Guy Robert - Juin 2012