I
C’était au temps où les bergers gardaient
les moutons. Alors oui, ça ne date pas d’hier. A l’époque,
l’été, on grimpait sur la montagne avec le troupeau et on
le laissait divaguer sur les pentes, dans la bonne herbe jeune et grasse,
veillé par le chien le jour et par les étoiles la nuit. Gaston,
il faisait ça : berger, depuis qu’il était tout môme.
Si bien que maintenant, alors qu’il allait sur ses vingt-cinq ans, la montagne,
il la connaissait comme sa poche, et les moutons, ils se gardaient pratiquement
tout seuls. Gaston, il sifflait un petit coup entre ses dents et hop !
le chien partait, museau dans l’herbe, serpentant entre les buissons, et
ramenait vite fait le mouton téméraire dans le droit chemin.
Un coup d’œil sur le troupeau de nouveau rassemblé rassurait le
Gaston qui rentrait dans sa cahute faire cuire son déjeuner. Le
soir venu, le troupeau reposait en cercle autour de la cabane. Un feu de
bois brûlait, envoyant vers le ciel des étoiles de braise.
C’est alors que Gaston sortait sa flûte.
Il l’avait coupée dans un jonc du marais, au pied
de la montagne, puis taillée avec application, la perçant
des petits trous qui allaient bien pour lui donner les bonnes notes. Perfectionniste,
il avait dû recommencer plusieurs fois son ouvrage, avec de nouveaux
joncs, plus petits, plus gros, plus longs, plus courts, plus secs, plus
verts… jusqu’au jour où l’instrument idéal avait enfin sonné
sous ses doigts.
C’était par une soirée comme aujourd’hui.
La première note était montée toute droite, pure et
brillante dans le crépuscule. Les moutons, relevant leur tête,
s’étaient arrêtés de paître et tournaient leurs
oreilles vers le sommet des montagnes d’où semblait tomber la musique.
Le chien, lui, était venu se coucher aux pieds de son maître
en gémissant doucement. S’enhardissant, Gaston avait soufflé
d’autres notes, les enchaînant comme des perles sur un collier. Elles
bondissaient dans l’air, rebondissaient sur les rochers. Tout le vallon
semblait écouter ; même le vent restait suspendu au-dessus
des ravins, retenant sa respiration.
Les jours passant, l’été se fit plus âpre.
Les collines luisaient comme du métal sous le soleil et les moutons
cherchaient l’ombre. Chaque soir, lorsque la chaleur tombait, Gaston s’installait
sur le banc, devant sa cabane, et jouait ses musiques. Une grande paix
descendait alors sur le monde. Des petites chauves-souris, qui sillonnaient
l’air de leurs vols mécaniques et silencieux, venaient comme danser
au rythme de la flûte, tandis que les moutons levaient leurs yeux
noirs vers la lune, attentifs.
***
L’estive, enfin, approcha de son terme. Déjà,
le matin, les brumes montaient jusqu’à la cabane, baignant le troupeau
de fraîcheur. Après les canicules de l’été,
cela semblait bon et revigorant. Quelques bêtes s’égaraient
parfois dans le brouillard mais Gaston, grâce à sa flûte,
les retrouvait sans peine. Car, dans ce décor minéral, la
flûte semblait magnétique, attirant à elle les bêtes,
moutons, oiseaux, criquets… Même les cailloux tendaient l'oreille.
Un matin, il fallut se décider à redescendre.
Le village n’était pas trop loin : par temps clair on en voyait
briller les toits dans le lointain de la vallée. En une bonne journée
de marche, c’était habituellement fait, du moins si les moutons
se montraient dociles et si on ne craignait pas de faire le dernier kilomètre
à la nuit tombée. Pour le voyage descendant, Gaston sortit
sa flûte et, tout le long du chemin, égrena son répertoire.
C’est que maintenant il avait des dizaines de musiques à jouer,
toutes nées dans sa tête et qui, spontanément, comme
l’eau d’une fontaine, lui coulaient des lèvres et des doigts. En
fonction de son humeur, de l’heure, des nuages dans le ciel ou du vent
dans les herbes, il choisissait une mélodie plutôt qu’une
autre. Subjugué par la musique, le troupeau suivait son berger,
sans s’écarter du chemin prévu. Le chien, qui n’avait plus
à veiller au grain, courir, poursuivre et rabattre, se trouvait
tout désemparé par ce chômage incongru. La truffe au
vent, il se laissait aller à humer les dernières fleurs de
l’été, comme un poète, à flâner sur le
bord de la route, en vacances.
Gaston parvint ainsi aux portes du bourg avec deux bonnes
heures d’avance sur l’horaire habituel. Le son de sa flûte avait
déjà attiré sur la place nombre de villageois qui
s’émerveillaient d’une si belle musique, du talent inconnu et si
soudain de leur berger, de la discipline de son troupeau.
Au fil des jours, la renommée de Gaston grandit
jusqu’à franchir les limites de la commune. Pour la Noël, le
curé lui demanda de jouer à la Messe de Minuit. Gaston accepta
volontiers et devant une assemblée accourue de tout le canton, il
sortit de sa flûte des notes si inspirées et si joyeuses que
les visages de tous les paroissiens en furent illuminés. Celui du
curé aussi, de voir son église pleine à craquer. Un
miracle ! Comme la musique du Gaston. Dès qu'il jouait, le monde
se pressait autour de lui, buvant les notes fraiches et sucrées
de ses mélodies, dodelinant de la tête, fermant les yeux.
A chacun, sa musique racontait une histoire, comblait un désir profond,
concrétisait un rêve oublié, ravivait un souvenir perdu.
Elle avait le même effet sur les gens que celui qu’elle avait eu,
dans les montagnes, sur les moutons. « Et tous ceux qui sont venus
jusqu’ici ne sont-ils pas mes agneaux égarés, se disait le
curé, rassemblés au sein de mon église dans une même
ferveur ? ».
Les services de Gaston furent donc sollicités
à toutes les messes du dimanche. L’église qui n’était
plus ouverte qu’une fois tous les quinze jours le fut dès lors chaque
semaine et ne désemplit pas. Le « Berger Musicien »,
comme on l’appelait maintenant, commença à se produire dans
les fêtes de village, aux alentours puis de plus en plus loin, pour
les foires, les noces. Jamais il ne demandait un sou, trouvant tout naturel
de mettre librement sa musique dans le vent qui, lui aussi, était
gratuit. On le dédommageait de ses frais, on le transportait en
carriole sur le lieu de ses concerts, on lui donnait un lapin, une bouteille
de vin, un gilet neuf. Il était heureux de faire plaisir, même
s’il ne comprenait pas tout à fait ce qui lui arrivait.
***
A la Saint-Vincent, le Comité Organisateur Départemental
lui offrit son premier contrat : un concert en soirée à la
Sous-Préfecture, avec un vrai cachet, comme les artistes. A 21h,
ce soir-là, Gaston entra dans la lumière blanche des projecteurs,
sa flûte de roseau à la main. La salle était un gouffre
noir ouvert à ses pieds, comme prêt à l’avaler. Son
chien s'était couché dans les coulisses, près du rideau,
le museau posé dans ses pattes, le regard fixé sur la scène,
là où l’ombre immense de son maître s’avançait.
Dans le silence du théâtre, le chant ténu de la flûte
au Gaston s’épanouit, prenant soudain au cœur ceux qui l’écoutaient.
Tour à tour nostalgique, bohème, rieuse, tendre, sombre et
gaie, la flûte faisait pleurer puis sourire. Elle disait les champs
et les bois, le travail et les fêtes, la joie de vivre et la tristesse
de partir, le futur et le passé mêlés. Après
que la dernière note eut retenti, Gaston resta immobile dans l’étroite
cage des projecteurs. Le silence était comme un livre refermé,
puis soudain une immense ovation secoua la salle jusqu’aux cintres. Un
triomphe ! Le lendemain, le journal régional ne tarissait pas d’éloges
sur le phénomène « Gaston ». Un article enthousiaste
rendait compte de son concert, illustré d’une méchante photo
en noir et blanc où on le voyait, pierrot blafard et inspiré,
soufflant dans son instrument.
Une rumeur se répandit bientôt dans le canton
: la flûte au Gaston aurait fait des miracles. Après les diverses
prestations du berger, « on » avait relevé des changements
bizarres dans le comportement des bêtes et des gens. Ici, un sale
bonhomme qui rossait régulièrement sa femme était
devenu doux comme un agneau et amoureux transi, juste après avoir
entendu la flûte magique. Là, des vaches malades s’étaient
inexplicablement guéries toutes seules. Ici, les renards ne mangeaient
plus les poules ; là, les gamins ne chapardaient plus de pommes.
Partout où le Gaston avait joué sa musique, on constatait
comme une épidémie de bienveillance et de bonheur. On alla
jusqu’à prétendre que, quelque part aux fins fonds de la
vallée, Gaston avait ramené une rivière dans son lit,
sauvant ainsi le village d’une crue annoncée. Racontars, exagérations,
légendes ? Quoi qu’il en soit, le Gaston était de plus en
plus demandé et il allait là où on l'appelait, accompagné
de sa flûte prodige, de son chien et d’une renommée grandissante.
***
Un beau matin, une voiture noire et longue comme un corbillard
stoppa devant la ferme. Un homme, chapeau et costume gris trois-pièces,
évitant les flaques de purin en sautillant d’une manière
ridicule, traversa la cour et vint toquer à la porte du Gaston.
C’était un producteur de spectacles ; il avait entendu parler du
berger et lui proposait de venir jouer sa musique à Paris, dans
une salle de concert digne de son talent.
Dans la cuisine, sur la toile cirée, le Monsieur
de Paris étala des papiers, expliquant que, moyennant quelques jours
de musique, le Gaston recevrait une somme d’argent rondelette. De quoi
retaper un peu la ferme et peut-être même marier la Claudine,
la fille de son propriétaire, qui lui faisait les yeux doux depuis
ses quinze ans. Après avoir trinqué dans des verres de Pyrex,
ils tracèrent donc avec application leur nom au bas des papiers,
chacun à leur tour. Le Gaston reçut en « avance »,
quelques billets tout neufs et craquants qu’il serra bien vite dans son
vieux portefeuille. Sous la table, le chien reniflait, méfiant,
les chaussures cirées du producteur.
Quelques jours plus tard, après avoir confié
ses moutons et son chien à son propriétaire et embrassé
sa presque fiancée, Gaston, une petite valise cabossée à
la main, prit le train pour Paris. Dans la poche de sa veste, il y avait
la petite flûte de roseau. Il la sentait contre son cœur, son cœur
gros de partir, mais son cœur battant de la nouvelle vie qui l’attendait.
***
A suivre…
Texte de Guy Robert - © Octobre 2019
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