Octobre 2019
Les autres N°



LE JOUEUR DE FLÛTE
(1ère partie)

Une nouvelle de Guy Robert, dont vous pouvez lire ci-dessous la 1ère partie
(la suite au prochain numéro !)

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Bonne lecture !

I

C’était au temps où les bergers gardaient les moutons. Alors oui, ça ne date pas d’hier. A l’époque, l’été, on grimpait sur la montagne avec le troupeau et on le laissait divaguer sur les pentes, dans la bonne herbe jeune et grasse, veillé par le chien le jour et par les étoiles la nuit. Gaston, il faisait ça : berger, depuis qu’il était tout môme. Si bien que maintenant, alors qu’il allait sur ses vingt-cinq ans, la montagne, il la connaissait comme sa poche, et les moutons, ils se gardaient pratiquement tout seuls. Gaston, il sifflait un petit coup entre ses dents et hop ! le chien partait, museau dans l’herbe, serpentant entre les buissons, et ramenait vite fait le mouton téméraire dans le droit chemin. Un coup d’œil sur le troupeau de nouveau rassemblé rassurait le Gaston qui rentrait dans sa cahute faire cuire son déjeuner. Le soir venu, le troupeau reposait en cercle autour de la cabane. Un feu de bois brûlait, envoyant vers le ciel des étoiles de braise. C’est alors que Gaston sortait sa flûte.
Il l’avait coupée dans un jonc du marais, au pied de la montagne, puis taillée avec application, la perçant des petits trous qui allaient bien pour lui donner les bonnes notes. Perfectionniste, il avait dû recommencer plusieurs fois son ouvrage, avec de nouveaux joncs, plus petits, plus gros, plus longs, plus courts, plus secs, plus verts… jusqu’au jour où l’instrument idéal avait enfin sonné sous ses doigts.
C’était par une soirée comme aujourd’hui. La première note était montée toute droite, pure et brillante dans le crépuscule. Les moutons, relevant leur tête, s’étaient arrêtés de paître et tournaient leurs oreilles vers le sommet des montagnes d’où semblait tomber la musique. Le chien, lui, était venu se coucher aux pieds de son maître en gémissant doucement. S’enhardissant, Gaston avait soufflé d’autres notes, les enchaînant comme des perles sur un collier. Elles bondissaient dans l’air, rebondissaient sur les rochers. Tout le vallon semblait écouter ; même le vent restait suspendu au-dessus des ravins, retenant sa respiration.
Les jours passant, l’été se fit plus âpre. Les collines luisaient comme du métal sous le soleil et les moutons cherchaient l’ombre. Chaque soir, lorsque la chaleur tombait, Gaston s’installait sur le banc, devant sa cabane, et jouait ses musiques. Une grande paix descendait alors sur le monde. Des petites chauves-souris, qui sillonnaient l’air de leurs vols mécaniques et silencieux, venaient comme danser au rythme de la flûte, tandis que les moutons levaient leurs yeux noirs vers la lune, attentifs.

***

L’estive, enfin, approcha de son terme. Déjà, le matin, les brumes montaient jusqu’à la cabane, baignant le troupeau de fraîcheur. Après les canicules de l’été, cela semblait bon et revigorant. Quelques bêtes s’égaraient parfois dans le brouillard mais Gaston, grâce à sa flûte, les retrouvait sans peine. Car, dans ce décor minéral, la flûte semblait magnétique, attirant à elle les bêtes, moutons, oiseaux, criquets… Même les cailloux tendaient l'oreille.
Un matin, il fallut se décider à redescendre. Le village n’était pas trop loin : par temps clair on en voyait briller les toits dans le lointain de la vallée. En une bonne journée de marche, c’était habituellement fait, du moins si les moutons se montraient dociles et si on ne craignait pas de faire le dernier kilomètre à la nuit tombée. Pour le voyage descendant, Gaston sortit sa flûte et, tout le long du chemin, égrena son répertoire. C’est que maintenant il avait des dizaines de musiques à jouer, toutes nées dans sa tête et qui, spontanément, comme l’eau d’une fontaine, lui coulaient des lèvres et des doigts. En fonction de son humeur, de l’heure, des nuages dans le ciel ou du vent dans les herbes, il choisissait une mélodie plutôt qu’une autre. Subjugué par la musique, le troupeau suivait son berger, sans s’écarter du chemin prévu. Le chien, qui n’avait plus à veiller au grain, courir, poursuivre et rabattre, se trouvait tout désemparé par ce chômage incongru. La truffe au vent, il se laissait aller à humer les dernières fleurs de l’été, comme un poète, à flâner sur le bord de la route, en vacances.
Gaston parvint ainsi aux portes du bourg avec deux bonnes heures d’avance sur l’horaire habituel. Le son de sa flûte avait déjà attiré sur la place nombre de villageois qui s’émerveillaient d’une si belle musique, du talent inconnu et si soudain de leur berger, de la discipline de son troupeau.
Au fil des jours, la renommée de Gaston grandit jusqu’à franchir les limites de la commune. Pour la Noël, le curé lui demanda de jouer à la Messe de Minuit. Gaston accepta volontiers et devant une assemblée accourue de tout le canton, il sortit de sa flûte des notes si inspirées et si joyeuses que les visages de tous les paroissiens en furent illuminés. Celui du curé aussi, de voir son église pleine à craquer. Un miracle ! Comme la musique du Gaston. Dès qu'il jouait, le monde se pressait autour de lui, buvant les notes fraiches et sucrées de ses mélodies, dodelinant de la tête, fermant les yeux. A chacun, sa musique racontait une histoire, comblait un désir profond, concrétisait un rêve oublié, ravivait un souvenir perdu. Elle avait le même effet sur les gens que celui qu’elle avait eu, dans les montagnes, sur les moutons. « Et tous ceux qui sont venus jusqu’ici ne sont-ils pas mes agneaux égarés, se disait le curé, rassemblés au sein de mon église dans une même ferveur ? ».
Les services de Gaston furent donc sollicités à toutes les messes du dimanche. L’église qui n’était plus ouverte qu’une fois tous les quinze jours le fut dès lors chaque semaine et ne désemplit pas. Le « Berger Musicien », comme on l’appelait maintenant, commença à se produire dans les fêtes de village, aux alentours puis de plus en plus loin, pour les foires, les noces. Jamais il ne demandait un sou, trouvant tout naturel de mettre librement sa musique dans le vent qui, lui aussi, était gratuit. On le dédommageait de ses frais, on le transportait en carriole sur le lieu de ses concerts, on lui donnait un lapin, une bouteille de vin, un gilet neuf. Il était heureux de faire plaisir, même s’il ne comprenait pas tout à fait ce qui lui arrivait.

***

A la Saint-Vincent, le Comité Organisateur Départemental lui offrit son premier contrat : un concert en soirée à la Sous-Préfecture, avec un vrai cachet, comme les artistes. A 21h, ce soir-là, Gaston entra dans la lumière blanche des projecteurs, sa flûte de roseau à la main. La salle était un gouffre noir ouvert à ses pieds, comme prêt à l’avaler. Son chien s'était couché dans les coulisses, près du rideau, le museau posé dans ses pattes, le regard fixé sur la scène, là où l’ombre immense de son maître s’avançait. Dans le silence du théâtre, le chant ténu de la flûte au Gaston s’épanouit, prenant soudain au cœur ceux qui l’écoutaient. Tour à tour nostalgique, bohème, rieuse, tendre, sombre et gaie, la flûte faisait pleurer puis sourire. Elle disait les champs et les bois, le travail et les fêtes, la joie de vivre et la tristesse de partir, le futur et le passé mêlés. Après que la dernière note eut retenti, Gaston resta immobile dans l’étroite cage des projecteurs. Le silence était comme un livre refermé, puis soudain une immense ovation secoua la salle jusqu’aux cintres. Un triomphe ! Le lendemain, le journal régional ne tarissait pas d’éloges sur le phénomène « Gaston ». Un article enthousiaste rendait compte de son concert, illustré d’une méchante photo en noir et blanc où on le voyait, pierrot blafard et inspiré, soufflant dans son instrument.
Une rumeur se répandit bientôt dans le canton : la flûte au Gaston aurait fait des miracles. Après les diverses prestations du berger, « on » avait relevé des changements bizarres dans le comportement des bêtes et des gens. Ici, un sale bonhomme qui rossait régulièrement sa femme était devenu doux comme un agneau et amoureux transi, juste après avoir entendu la flûte magique. Là, des vaches malades s’étaient inexplicablement guéries toutes seules. Ici, les renards ne mangeaient plus les poules ; là, les gamins ne chapardaient plus de pommes. Partout où le Gaston avait joué sa musique, on constatait comme une épidémie de bienveillance et de bonheur. On alla jusqu’à prétendre que, quelque part aux fins fonds de la vallée, Gaston avait ramené une rivière dans son lit, sauvant ainsi le village d’une crue annoncée. Racontars, exagérations, légendes ? Quoi qu’il en soit, le Gaston était de plus en plus demandé et il allait là où on l'appelait, accompagné de sa flûte prodige, de son chien et d’une renommée grandissante.

***

Un beau matin, une voiture noire et longue comme un corbillard stoppa devant la ferme. Un homme, chapeau et costume gris trois-pièces, évitant les flaques de purin en sautillant d’une manière ridicule, traversa la cour et vint toquer à la porte du Gaston. C’était un producteur de spectacles ; il avait entendu parler du berger et lui proposait de venir jouer sa musique à Paris, dans une salle de concert digne de son talent.
Dans la cuisine, sur la toile cirée, le Monsieur de Paris étala des papiers, expliquant que, moyennant quelques jours de musique, le Gaston recevrait une somme d’argent rondelette. De quoi retaper un peu la ferme et peut-être même marier la Claudine, la fille de son propriétaire, qui lui faisait les yeux doux depuis ses quinze ans. Après avoir trinqué dans des verres de Pyrex, ils tracèrent donc avec application leur nom au bas des papiers, chacun à leur tour. Le Gaston reçut en « avance », quelques billets tout neufs et craquants qu’il serra bien vite dans son vieux portefeuille. Sous la table, le chien reniflait, méfiant, les chaussures cirées du producteur.
Quelques jours plus tard, après avoir confié ses moutons et son chien à son propriétaire et embrassé sa presque fiancée, Gaston, une petite valise cabossée à la main, prit le train pour Paris. Dans la poche de sa veste, il y avait la petite flûte de roseau. Il la sentait contre son cœur, son cœur gros de partir, mais son cœur battant de la nouvelle vie qui l’attendait.
 
 

***


A suivre…



Texte de Guy Robert - © Octobre 2019