Mai 2022

 
Les autres N°



Ce mois-ci, Linutil nous a concocté une petite nouvelle.
Vous pouvez la lire directement ci-dessous.

Pour les inconditionnels du papier
ou ceux qui, comme moi, voient de moins en moins clairement,
vous pouvez télécharger une version imprimable (PDF)
en cliquant ici !

Bonne lecture...



 
LE CLOCHER



A la fin des années cinquante (1950), mon petit village comptait deux boulangers, trois cafés, un boucher, une épicerie, une école. De chaque côté de la rue principale – qui était d'ailleurs l'unique rue du village – se succédaient de jolies maisons, toutes fleuries, où habitaient plus de 200 habitants qui, le matin, se saluaient d'une fenêtre à l'autre. En plus des trois cafés, il y avait une auberge "Au Vieux Lys" (un roi y avait fait paraît-il une étape), où l'on pouvait dormir, se restaurer et qui, les mois d'été, attablaient au soleil les premiers vacanciers de la saison.

Le jour où commence notre histoire, la grand'rue était en effervescence : on plantait sur les trottoirs des petites branches décorées de fleurs en papier multicolore que les vieux avaient découpées et pliées tout au long des longs soirs d'hiver, près du feu. Sur la place, les forains finissaient d'installer leurs manèges qu'ils s'essayaient à faire tourner, sans musique, pour les ultimes réglages. Tout était prêt et demain, dimanche de Pâques, serait un jour de fête dans tout le pays, avec le retour des cloches, la grand'messe, le défilé de la fanfare… Déjà, on amenait les bêtes pour la foire du lundi. Là, les plus belles vaches du canton, lavées et brossées, mangeaient placidement leur foin en attendant les visiteurs. Ici, un âne, aux longues oreilles poilues, promenait son doux regard sur la foule qui grossissait.

"A-li-bo-ron" articula un petit garçon en culottes courtes, déchiffrant la pancarte posée sur la paille, devant la brave bête. 
– Bah oui, lui répondit Paulo, c'est un âne,… comme toi !
L'injurié, Mimi, lui décrocha un coup de pied.
– Eh, vous deux, arrêtez un peu de vous faire remarquer !
Toto, celui qui s'était interposé, était le chef de la bande. Du moins c'est ce qu'il pensait et il essayait d'en persuader les autres. Inséparables, ces trois-là l'étaient depuis qu'ils allaient à l'école. Cette année, ils s'étaient retrouvés dans la même section. Toto, parce qu'il avait l'âge requis ; Mimi, le plus jeune, parce qu'il avait sauté une classe ; et Paulo, l'aîné, parce qu'il avait redoublé toutes les siennes. Ils s'entendaient comme larrons en foire, surtout quand il s'agissait de faire des bêtises. Et dans ce domaine, ils ne manquaient pas d'idées. Ce sont eux qui, un 14 juillet, avaient peint les poules de la Mère L achaume, les unes en bleu, les autres en rouge, laissant les poules blanches compléter naturellement ce drapeau vivant. Encore eux qui, dans les derniers jours des vacances d'été, avaient bouché la serrure du portail de l'école avec du chewing-gum. Si bien qu'il avait fallu reporter de quelques heures la rentrée scolaire, le temps de trouver un serrurier. Enfin, un jour de communion solennelle, ils avaient trouvé très amusant de verser quelques gouttes d'encre (subtilisée à l'école républicaine) dans l'eau du bénitier, tentant ainsi, sans doute et sans le savoir, un rapprochement improbable entre l'Eglise et l'Etat. Les fidèles, en sortant de l'église ce dimanche-là, arboraient tous sur leur front la marque violette d'une foi clairement affichée… sauf nos trois garnements, pas si futés que ça en définitive, et donc l'absence de souillure désigna immanquablement comme les coupables de cette profanation.
– C'était pas malin, ajouta Mimi.
– Parce que toi, t'aurais fait mieux ? fit Paulo en sortant un bonbon de sa poche.
– Bah non, l'idée venait de moi…
– Eh ! Regardez qui arrive ! fit Toto.
Au milieu de la chaussée, zigzagant entre les badauds, déboulait à vélo le bedeau. Ah… le bedeau ! C'était l'homme à tout faire du village, même si son activité officielle, bien entendu, était de veiller au bon fonctionnement de l'église. En cela, il aidait avec zèle et efficacité le curé vieillissant et le déchargeait de tous les travaux physiques, difficiles ou délicats ne relevant pas directement de son ministère. Le "spirituel" c'était le curé ; le matériel c'était lui, le bedeau. Rosalie, la bonne du curé, de dix ans plus jeune que son patron, s'occupait de la cuisine et du linge… et du curé, disaient les mauvaises langues. Si le bedeau en avait la fonction, il n'en avait pas officiellement le titre et n'était donc pas rétribué en conséquence. Il faisait, ici ou là, des petits travaux, des dépannages, des courses, qui lui permettaient de vivre. C'est pourquoi on le voyait à longueur de journée, penché sur sa bicyclette, parcourant les chemins du canton, en route pour quelque mission urgente et mystérieuse. En ce qui concernait son "service religieux", la tâche qui lui était dévolue était des plus classiques. Il balayait les travées de la petite église ; arrangeait les missels sur les prie-Dieu pour la messe ; veillait au bon ordonnancement de la sacristie, et en particulier au renouvellement régulier du vin de messe, lequel, par l'opération du Saint-Esprit (mais pas que), s'évaporait étrangement vite. Il sonnait la cloche de l'Angélus et le glas des enterrements ; faisait office d'enfant de chœur, en cas d'empêchement des garnements qui habituellement servaient la messe mais avaient attrapé un rhume malencontreux.
– Il y a longtemps qu'on n'a pas fait une farce au bedeau, avança Mimi.
Mimi était le plus jeune de la bande et, à ce titre, ses avis et réflexions étaient souvent moqués ou ignorés par ses deux camarades. Mais, d'un autre côté, c'était lui l'intellectuel de la troupe et le premier de la classe. Alors, ses idées se trouvaient souvent reprises, à leur compte, par un des deux "grands". Ce jour-là, Toto était de bonne humeur. Se tournant vers Mimi, il l'encouragea d'un hochement de menton :
– Et à quoi penses-tu ?
– On va pas lui refaire le coup du vin de messe,   quand même ! protestait Paulo, un peu jaloux.
Un dimanche, juste avant de servir l'office, ils avaient remplacé le vin de messe par du jus de citron. Il fallait voir la lippe dégoutée du curé quand il avait trempé ses lèvres dans le breuvage. Et c'était le bedeau qui s'était fait houspiller, bien sûr. Instinctivement, à l'évocation de cet épisode mémorable, les gamins s'étaient tournés vers l'église. Des hirondelles tournaient en piaillant autour du clocher.
– Demain, c'est Pâques…
– Oui ?
– Et si…
– Si quoi ?
– … Si on faisait en sorte que les cloches de reviennent pas de Rome !
– Comment ça ?
– Ben… en enlevant la corde qui les fait sonner, pardi !
L'idée semblait lumineuse. Et les trois compères imaginaient déjà la tête qu'allait faire le bedeau quand il voudrait sonner l'angélus du lendemain matin. Restait à mettre en œuvre l'opération.

Ce samedi-là, après souper, on aurait pu voir trois ombres se glisser discrètement dans l'ombre de l'église, tout aussi discrètement franchir le portail, en retenant bien le lourd vantail de bois, puis pénétrer, à pas de loup, dans l'édifice.

La cloche avait été baptisée "Rosalie" par les villageois. Sans doute une fine allusion à la bonne du curé, sans que cela fût pour autant péjoratif, ni envers l'une ni envers l'autre. La corde qui mettait en branle la cloche, passait à travers une ouverture de la voute et descendait jusqu'au sol. Un escalier, montant dans la tour du clocher, permettait d'accéder à la cloche elle-même, ainsi qu'aux nombreux nids d'oiseaux qui s'y installaient chaque année.

Mimi, Toto et Paulo se trouvaient à pied d'œuvre, devant la petite porte du clocher. Ils pensaient grimper l'escalier puis, arrivés au pied de la cloche, remonter la corde en la hissant à travers la trappe de la voute. A trois, c'était physiquement possible, non ? Mais là, grosse déception : la petite porte était fermée à double tour. Impossible d'accéder au clocher.

– Faudrait couper la corde, suggéra Paulo en sortant un vieux canif de scout de la poche de son short.
– Avec "ça" ? Tu rigoles…
C'est vrai, la corde était épaisse, noueuse, certes usée par des décennies de services, mais encore assez solide pour résister à un maigrichon de canif. Et puis quoi ! Il faudrait couper la corde à une hauteur suffisante pour empêcher le bedeau de la saisir. Or nos trois vauriens étaient bien trop petits pour cela, même en se faisant une périlleuse courte échelle.
– Même pas d'escabeau !
– C'est bête, soupirèrent-ils d'un même souffle.
La perspective d'une bonne farce s'éloignait et la déception était grande dans la bande à Toto. C'est alors que Mimi murmura :
– Et si on brûlait la corde ?...
– Et avec quoi tu la brûles, la corde ? demanda Toto.
– Avec ça, dit Paulo.
De sa poche, de chemise cette fois, il avait sorti un vieux briquet.
– Je l'ai chipé au grand-père.
Il était pas peu fier, le Paulo : premier de la bande à avoir fumé sa première cigarette la semaine dernière, même si ça l'avait rendu malade.
– Il fonctionne à l'essence.
Ses copains en avaient perdu la parole et le contemplait, bouche bée.
– Et il marche, ajouta Paulo, comme pour répondre à leur interrogation muette.
Il actionna la molette du briquet. Il y eut une belle étincelle, comme une étoile dans la pénombre de l'église, et c'est tout. Paulo, avec la sureté de geste du fumeur expérimenté, ajusta la mèche, secoua vigoureusement deux ou trois fois le briquet et actionna de nouveau la molette. Tout le monde retint son souffle, n'y croyant déjà plus. Mais une belle et grande flamme bleue, couronnée de jaune, s'éleva alors, éclairant les visages. Leurs yeux brillaient dans la nuit des voutes et leurs ombres, noires et flottantes, bougeaient sur les murs.

Paulo approcha la flamme du bout de la corde. Le bedeau l'avait justement graissée sur une bonne longueur en préparation des sonnailles du dimanche de Pâques. La corde prit donc feu sans difficulté, dans un crépitement de bon aloi. Puis la graisse aidant, la flamme se mit à grimper très vite, le long de la corde, comme un feu follet farceur. Elle en avait déjà dévoré la moitié quand les trois garnements sortirent de l'église en courant.

Les pompiers mirent trois heures à éteindre le feu du clocher et la mairie six mois à le reconstruire.
 

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Aujourd'hui, ce petit village a perdu tous ses commerces. Même l'école, victime des regroupements de moyens avec les communes limitrophes, a dû mettre la clef sous la porte. Les fenêtres des maisons se sont définitivement fermées, les unes après les autres, au rythme des exodes, des décès. Maintenant quand on remonte la grand' rue, on croirait traverser un village fantôme. C'est ce qu'on se dit à chaque fois qu'on va jouer à la pétanque sur la place, Toto, Paulo et moi, Mimi. Le "tac-tac" des boules résonne et rebondit d'une façade à l'autre.

– Tiens ! Déjà 4 heures !
C'est que la cloche de l'église donne l'heure maintenant, depuis la reconstruction du clocher. Oh, y'a pas de bedeau pour la faire sonner. Non, c'est une horloge "électrique" qu'ils disent. Y'a plus non plus de curé. Ça fait un moment qu'il a regagné le paradis avec sa Rosalie (la bonne, bien entendu).

Nous, la Rosalie automatique, ça nous rend tristounets. C'est plus notre clocher. Parfois, on pense redonner un peu de vie au bourg, en allant trafiquer la programmation de la cloche. On en discute. Pourquoi ne pas lui faire sonner l'angélus à 10h et la demie de 6h à 23h ? Ça mettrait un peu de gaieté et d'imprévu… On fera ça dès que nos rhumatismes nous autoriseront à monter l'escalier du clocher. Et pas de porte fermée, cette fois : Paulo a la clef ! Forcément, depuis qu'il est maire du village…
 
 

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Guy ROBERT – Mai  2022