Février 2012
Les autres N°


L'OEIL DU LOUP
(suite et fin)


 
Nous retrouvons la suite du récit dont le début avait été publié le mois dernier.
Entre temps, de nombreux lecteurs m'ont interrogé sur sa véracité. Et bien, oui, cette histoire est vraie, mais davantage dans les détails que dans déroulement des faits : la maison, la campagne (Nièvre) existent et la petite Jeanne était ma grand'mère. Donc je n'ai rien inventé, ou presque...
Comme le mois dernier, nous proposons ci-contre un fichier papier à télécharger : la 2ème partie et, pour ceux qui nous rejoindraient seulement aujourd'hui ou ne se souviendraient plus du début, une version complète de la nouvelle.

Bonne lecture !

"L'oeil du loup" - 2ème partie

"L'oeil du loup" - version complète



 
L'ŒIL DU LOUP

2ème Partie


Après la chaleur de la maison, l’air du dehors paraissait glacial. Le gel détaillait chaque branche, chaque brindille, comme un dessin, merveilleux de précision. Jeanne et Margot, à grandes enjambées, gagnèrent la route. Ici, la neige s’était tassée avec le vent. Les galoches résonnaient sur le sol, et c’est en tapant du pied pour réveiller l’écho des vieux murs qu’elles sortirent du hameau.

Il faisait encore nuit, mais la blancheur de la neige éclairait le chemin. Jusqu’à l’école du petit bourg, il y avait environ deux kilomètres. Ce n’était pas loin, en été et pour des grandes personnes, mais en hiver et avec des petites jambes, « c’était une autre paire de manches » comme aurait dit Grand-Mère. En quittant la maison, on prenait le chemin qui sortait du village, ensuite c’était la descente vers la rivière, le pont, puis on longeait un petit bois, la grand route et enfin le bourg. Un trajet d’une demi-heure à trois quart d’heure, si l’on marchait d’un bon pas. Mais il y avait tant de choses à voir et à découvrir en route… Au passage des gamines, de lourds oiseaux encore endormis prenaient leur vol, faisant choir des branches une poussière de neige et de glace.

« Oh ! regarde le ruisselet ! » C’est Jeanne qui s’exclamait, montrant la petite source, à la sortie du village, qui avait gelé dans la descente. Un vrai miroir. Elles posèrent bûche et cartable dans l’herbe qui pointait ses piquants givrés comme un hérisson, et se lancèrent tour à tour sur cette patinoire providentielle. Les galoches glissaient en crissant sur la glace. On descendait vite, puis on remontait tant bien que mal. Quelques allers et retours et quelques chutes plus tard, il fallut toutefois reprendre la route. Tout là-bas, sur l’horizon, derrière les forêts et les brumes, l’aube pointait timidement son nez rouge.

      — « Pour Noël, j’ai demandé une poupée. »
      — « Je sais » répondit Jeanne, la grande, pour qui la magie de Noël n’était plus un mystère, pensant par devers elle que c’est leur mère qui apporterait de Paris le cadeau tant convoité. Et peut-être aussi la belle encyclopédie pleine d’images en couleurs qu’elle-même espérait.

Comme si elle avait entendu les pensées de sa sœur, Margot ajouta :
      — « J’espère que Maman viendra malgré la neige… »
      — « Mais oui, répondit Jeanne, les trains sont modernes et se faufilent partout maintenant. » Précisant doctement, comme un professeur à son élève : « Et puis la vapeur, ça fait fondre la neige, sais-tu ? ». Margot s’arrêta sur le bord de la route et fronça les sourcils, comme pour mieux réfléchir.
      — « Alors, on ira attendre Maman et Papa à la gare ? »
      — « Bien sûr ! »

Car c’était à chaque fois une fête que de se rendre à la petite gare de campagne, pour l’arrivée du train de Paris. Perdue au milieu des champs, à la croisée de deux routes, la gare desservait plusieurs gros villages, mais il y avait deux kilomètres pour s’y rendre depuis la maison de Grand-Mère. Il fallait donc atteler une carriole ou, comme Grand-Père, se lester d’une brouette pour transporter les bagages. Ah ! l’attente sur le quai ! Il y avait un train par jour. On le guettait longuement car, par précaution, Grand-Mère et Grand-Père étaient toujours en avance d’une bonne demi-heure sur l’horaire officiel des Chemins de Fer. A cette occasion, Grand-Père, pour l’amusement de tous, citait volontiers l’adage selon lequel « le train, c’est pas comme le café, on le prend pas quand il est passé ! »
Sur le quai, il y avait, comme dans toutes les gares, trois types de personnes : les vrais voyageurs, ceux qui partaient ; ceux qui les accompagnaient et qui restaient ; enfin ceux qui attendaient les nouveaux arrivants et qui repartiraient avec eux. Ces groupes se distinguaient facilement les uns des autres par leurs attitudes, leurs paroles, leurs gestes. 

Les « partants » avaient dans le regard la fébrilité anxieuse du voyageur qui s’élance vers l’inconnu. Mais afin de paraître plus hardis qu’ils ne l’étaient vraiment, ils s’appliquaient à parler haut de choses insignifiantes, en plaisantant. A tout instant, ils tâtaient leurs poches, s’assurant qu’ils n’avaient pas perdu leur billet de chemin de fer. Du coin de l’œil, ils contrôlaient que toutes leurs valises, baluchons et paquets divers fussent bien rassemblés autour d’eux. A cette tâche, répétée une bonne demi-douzaine de fois avant l’arrivée du train, les aidaient leurs « accompagnants ». 

Moins exubérants, ceux-ci affichaient la figure modeste de celui qui reste dans l’ombre. Et s’ils s’inquiétaient, c’était pour d’autres raisons qu’un bagage égaré, tenant davantage à cet inconnu, là, qui guettait leurs proches, au bout des rails, à cette séparation qui doucement, sans qu’on y prenne garde, s’avançait vers eux, au rythme d’un train qu’on ne voyait pas encore mais qu’on savait approcher.

Enfin, il y avait les « accueillants ». Eux, ils venaient en famille attendre un ami, un mari, une tante, un soldat. Ils ne se mélangeaient pas aux partants. Ils demeuraient tranquillement dans leur coin, l’œil rivé sur la courbe de la voie, là-bas, d’où devait surgir le convoi, ou sur la pendule blanche de la gare, aux aiguilles si paresseuses qu’on aurait pu la croire arrêtée. Ils ne voulaient surtout pas entendre parler de voyage ; leur joie c’était justement que le voyage prenne fin ici et qu’ils retrouvent ceux qu’ils aimaient. Ils n’en étaient pas moins anxieux. Le train n’a-t-il pas de retard ? N’ont-ils pas « attrapé accident » ? ou simplement raté le départ ? Toutes ces questions, Grand-Mère Julie se les posait en attendant sa fille et son gendre. Et le Grand-Père de tonner : « Mais va pas te retourner les sangs pour ça : les trains, c’est comme les rhumatismes, y finiront bien toujours par arriver. »

Jeanne et Margot, quant à elles, scrutaient l’horizon de leur jeune regard. C’est qu’elles voulaient être les premières à l’annoncer, ce fameux train. Et soudain elles s’écriaient d’une seule voix : « Le v’la ! » Un mince filet de fumée noire montait derrière les bois. En tendant l’oreille, et si le vent était propice, on percevait le « tchoum-tchoum », comme disait Margot, de la machine. Tout allait alors très vite, un vent de folie semblant souffler sur le quai. On se bousculait, on s’appelait, on s’embrassait, on pleurait. Des bagages étaient renversés, des valises brusquement s’égaraient alors qu’on les avait à l’œil depuis toujours. Enfin, dans un chant de ferraille et un tourbillon de vapeur, le train entrait en gare au ralenti, superbe et menaçant. Oui, c’était un joli spectacle…

      — « C’est beau, les trains », dit Margot rêveusement, comme pour résumer sa pensée. Ajustant d’un coup d’épaule aguerri leur cartable sur leur dos et traînant des galoches dans la neige, elles reprirent gaillardement la route.

Elles passaient le pont sur la petite rivière toute enrubannée de brume quand elles l’entendirent pour la première fois. Comme un souffle lointain, un cri prolongé et étouffé.

       — « C’est quoi ? » demanda Margot, en se rapprochant de Jeanne.
       —  « … le vent… je crois »

L’hésitation qu’elle perçut dans la voix de sa sœur ne la rassura pas.

      —  « Allez, décida Jeanne, on y va et on traîne plus ! »

Margot ne se le fit pas répéter deux fois. Réajustant son fichu, elle se hâta de toutes ses petites jambes derrière sa sœur, faisant sonner la glace sous ses pas. Il y eut encore un hululement sur leur droite, là où commençaient les bois. Puis plus rien. Rien que le silence de la neige. Quelques flocons s’étaient mis à voleter autour d’elles, papillons blancs tombant au ralenti.

Elles abordaient maintenant la partie la plus difficile du trajet. Un bout de sentier étroit et tortueux coupait à travers champs vers la grand route. C’était un raccourci que tout le monde ici empruntait. Mais ce matin, à part les deux petites filles qui s’y faufilèrent, il n’y avait âme qui vive.

La forêt, sombre et profonde, poussait ses dernières futaies à quelques dizaines de mètres du sentier, sur la droite, à flanc de colline. La pente était raide, et on avait l’impression que les arbres, saisis d’une vie soudaine, allaient brusquement la dévaler. C’est Margot qui l’aperçut la première, en tournant la tête : à l’orée du bois, entre deux arbres, un œil jaune les regardait.

      — « Un loup, c’est un loup ! » dit Jeanne dans un souffle. Comme souvent lorsqu’elle observait quelque chose avec attention, elle avait mis sa main en visière au-dessus des yeux. Cela lui donnait l’apparence d’un vieux capitaine autoritaire sur la passerelle de son navire ou d’un indien sur le sentier de la guerre et faisait rire habituellement sa sœur. Mais ce matin, ce n’était plus un jeu.

      — « Vite, on se presse, et ne regarde pas derrière ! »
La neige était épaisse dans le sentier et entravait la marche ; par endroits, des congères s’étaient formées avec le vent et les fillettes parfois perdaient la trace du chemin. Quand elles jetèrent à nouveau un coup d’œil vers les bois, elles s’aperçurent, à leur grande frayeur, que le loup les avait suivies. On voyait flotter son œil rond et menaçant au-dessus des buissons, comme en embuscade, attendant le moment ou le lieu propices pour se jeter sur elles.

La route était encore loin. Si elles y arrivaient, elles étaient sauvées, car là-bas, c’était l’entrée du bourg, l’église, les gens. L’école. Elles n’avaient jamais eu si hâte d’y être enfermées, à l’abri enfin. Mais pour cela, il fallait gagner le loup de vitesse et passer la forêt avant lui.

      — « Viens, Margot, on traverse ! »

Jeanne avait décidé de passer la rivière et de couper à travers champ pour rejoindre le bourg. Les loups n’aiment pas l’eau.

      — « Il sait peut-être nager, celui-là » fit remarquer Margot, essoufflée.
      — « Aucun loup ne sait nager », répondit Jeanne, péremptoire, sans être tout à fait sûre, au fond d’elle-même, de ce qu’elle affirmait. « Et celui-là pas plus que les autres.  Allez, on y va !»

Afin d’être plus légère, Jeanne envoya rouler sa bûche dans les fourrés puis chacune retirant ses galoches et relevant ses cotillons, elles s’engagèrent dans le ruisseau. L’eau était peu profonde et ralentie par la glace, mais comme elle était froide ! Jeanne en avait à mi-mollet, mais Margot presque jusqu’aux genoux.

      — « Te retourne pas, Margot ! Regarde plutôt où tu mets les pieds ! »

Mais c’était plus fort qu’elles : toutes deux avaient regardé vers les bois et vu le loup bouger puis s’avancer entre les branches basses, comme s’il s’était décidé à les suivre.

Bientôt, elles abordent la rive et, les chaussures remises et les cotillons baissés, s’élancent dans le pré, jusqu’à la route. Leur haleine fait un nuage devant leur bouche, un peu comme le train à vapeur de Paris. Ignorant le loup qui, elle l’entendent, accoure sur leurs talons, elles débouchent à toute vitesse sur la grand route et entrent dans le bourg, galoches claquantes, en criant à tue-tête.

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 Les deux gendarmes sortirent de la forêt et s’arrêtèrent près du dernier arbre, regardant le village, en contrebas. Les cloches sonnaient huit heures.

      — « Hé, il commence à faire jour », dit le premier.
      — « C’est bien vrai. Y’a plus besoin de ça », dit le second. Et il posa sur le sol gelé sa lanterne encore allumée qui, dans l’ombre de la forêt, dardait son rayon, jaune et rond, comme un œil.
 
 

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© Guy Robert - février 2012