Novembre 2019
Les autres N°



LE JOUEUR DE FLÛTE
(suite et fin)

Une nouvelle de Guy Robert, dont vous pouvez lire ci-dessous la 2ème et dernière partie
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Bonne lecture !

II







La nuit tombait déjà sur Paris quand le train arriva en gare. Gaston descendit parmi la cohue, cherchant la sortie, le regard inquiet. Poussé par la foule, il se retrouva bien vite sur le trottoir. Une petite pluie fine, obsédante, tombait dans l’orbe jaunâtre des lampadaires et il réajusta les pans de son manteau. Pourquoi avait-il voulu venir ici ? Quelle idée ! C’était sans doute une mauvaise et coûteuse plaisanterie. Il se sentait déjà abandonné de tous dans cette ville inconnue, bruyante, froide. Que n’était-il resté dans ses montagnes, avec ses moutons, près de sa Claudine, jouant de la flûte pour son seul plaisir et à son goût ! La flûte : tout venait de là… Magique, ou bien plutôt ensorcelée, non ? cette flûte dont le chant avait le pouvoir de calmer, guérir, réjouir, réparer…

Seul sur le trottoir, maintenant, Gaston était prêt à faire demi-tour quand il remarqua un peu plus loin la longue automobile noire qui attendait. Comme il s’approchait, le producteur en jaillit, les bras grands ouverts.

- Bienvenue dans la capitale, Monsieur Gaston !
Gaston qu’on appelait rarement « Monsieur » se demanda un instant si c’était bien à lui qu’on s’adressait ainsi. Mais le producteur lui serrait déjà les deux mains en les secouant de haut en bas, tout en continuant à deviser, posant des questions sans attendre les réponses, noyant Gaston, après la pluie, sous un flot ininterrompu de paroles.
- Avez-vous fait bon voyage ? Ici, il pleut depuis une semaine. Il faisait beau chez vous ? Ah, Paris est une grande ville, vous allez voir… On va vous installer confortablement. Vous n’avez que cette valise ? Vous avez raison de voyager léger, je fais de même quand l’occasion se présente. Et votre flûte ? Vous n’avez pas oublié votre flûte ?
Gaston réussit à glisser timidement ses premiers mots :
- Non, je l’ai, ma flûte, tenez, elle est là, dit Gaston tout en mettant la main à sa poche.
- Oui, oui, bien. Non, laissez-la où elle est. On y va maintenant…
Gaston se glissa sur les sièges en cuir de la voiture qui démarra en silence. La pluie avait cessé. Par la vitre, Gaston voyait défiler les lumières, déformées par les gouttes, comme dansant dans la nuit. La ville lui paraissait immense. Comme s’il avait lu dans ses pensées, le producteur reprit son monologue : « Ça doit vous changer de votre campagne, ici. Rassurez-vous, on prend tout en charge : vos transports, votre hébergement, vos frais… vous ne vous occupez de rien. »
Gaston se carra dans son siège. Il faisait doux dans la voiture. L’eau s’égouttait de son manteau sur la moquette épaisse. Paris ! pensait Gaston, Paris l’accueillait comme un roi… mais en échange, qu’attendait-on exactement de lui ?
- Je peux vous poser une question ? murmura Gaston.
- Bien sûr, mon garçon.
- Quand commence-t-on les concerts ?
- Ah, justement, j’allais y venir… Pour l’instant, ce ne seront pas à proprement parler des concerts, mais des… auditions, je dirais, afin de préparer… la suite. Vous voyez, on ne recule devant rien. Tiens, en parlant de reculer…
La voiture venait de s’arrêter devant des barrières bloquant l’avenue. Un peu plus loin, des gyrophares bleus tournaient dans la nuit.
- Que se passe-t-il ? demanda Gaston.
- Des manifestants. Ça n’arrête pas ces temps-ci. La police est sur les dents.
La voiture suivit les déviations indiquées par de grands panneaux jaunes. Au bord des trottoirs, d’énormes fourgons bleus stationnaient, moteur au ralenti. Un peu plus tard, le producteur stoppa la voiture au pied d’un immeuble somptueusement éclairé.
- Le « Grand Hôtel » ! Vous voyez, Gaston, vous allez être comme un coq en pâte, ici.
Gaston nota que le « Monsieur » avait disparu. Bientôt, un groom vint prendre sa petite valise et ils montèrent dans les étages.
Au Grand-Hôtel, les chambres étaient de vrais petits appartements et celle dévolue à Gaston ne dénotait pas : lustre au plafond, tentures devant les hautes fenêtres, canapés, tables basses dans le salon, champagne dans un seau argenté, multitude de petites lampes, toutes allumées, grand lit à baldaquin d’un autre âge dans la chambre.
- Bon, je vous laisse. Je passe vous chercher demain vers 10h. Bonne nuit !
Le producteur disparaît dans le couloir, laissant Gaston seul au milieu de la pièce, immobile, sa valise posée sur la moquette comme dans l’herbe d’une prairie. Un silence profond baigne l’hôtel. Gaston s’approche des fenêtres et passe son nez entre les rideaux. On voit les éclairs bleus des voitures de police, comme un orage lointain. Il pense aux montagnes. Bientôt l’estive reprendra et il ne sera pas là pour accompagner son troupeau là-haut, dans les collines. Bien sûr, Claudine le remplacera quelques temps. A cette heure-ci elle doit dormir dans sa chambre, dans la maison de son père, la dernière bûche brûlant dans la cheminée.

Un peu plus tard, Gaston finit par s’endormir dans ses draps de satin. Il rêva qu’il jouait de la flûte tout en haut d’une montagne qu’il ne connaissait pas.
 
 

***


- Voilà, dit le producteur, c’est ici que nous allons : les studios dont je vous parlais.
Et il désignait, d’un même geste, la rue étroite et mouillée, la façade d’un immeuble et les portes fermées d’un hangar au toit vitré. On était loin du strass et des paillettes auxquels s’attendait Gaston. Le quartier était sinistre, mais effectivement, sur le mur du hangar, une petite plaque de cuivre indiquait « Studios Z ». C’était un début ; mais commencer par la lettre « Z » lui donnait à penser… Heureusement, l’intérieur de la bâtisse rattrapait quelque peu la mauvaise impression donnée par la façade. Tout y était propre, clair, moderne. 

Le personnel, en blouse blanche, s’affairait autour des machines clignotantes, magnétophones, ordinateurs, écrans de contrôle, dans une ambiance feutrée et professionnelle.

On fit entrer Gaston dans une petite pièce séparée du reste du studio par une paroi en verre. De l’autre côté de la vitre, il voyait son producteur et d’autres personnes penchées sur des consoles. Ils parlaient entre eux mais Gaston, dans sa bulle de verre, n’entendait rien. Une voix, sortant des haut-parleurs, s’adressa enfin à lui.

- Approchez-vous du micro et jouez quelque chose, on va procéder aux premiers réglages.
Gaston comprit qu’en lieu et place d’un concert on lui offrait un enregistrement.
- C’est pour un disque, alors ? questionna-t-il en se tournant vers la baie vitrée.
- On peut dire ça, oui, répondit la voix du haut-parleur.
Gaston sortit sa flûte et s’approcha du micro. Il se sentait un peu comme un poisson dans son bocal. Il commença à jouer.

Derrière la baie vitrée, les silhouettes des techniciens s’immobilisèrent. Tout le monde écoutait la musique qui montait, envahissait le studio. L’agitation qui régnait il y a quelques instants seulement avait disparu, remplacée par une quiétude rassurante, chacun se sentant à sa place, prêt à donner le meilleur de lui-même pour ce projet.

Le producteur se tourna vers l’homme assis dans le fond de la pièce :

- Regardez ! Je vous l’avais bien dit, Colonel !
Il montrait du doigt une petite cage où des souris blanches, jusqu’ici agressives et agitées, s’étaient brusquement calmées au son de la musique.
- Incroyable, Professeur ! dit le colonel en s’adressant au « producteur ». Mais, dites-moi, qu’est-ce qui se passe avec les souris noires ?
Il désignait une deuxième cage où des souris noires étaient en train de se battre et de se mordre dans une mêlée confuse et bruyante.
- Celles-là semblent insensibles aux bienfaits de la musique. On sait pourquoi ? rajouta le colonel.
- Oui, et c’est là que je voulais en venir : les souris noires sont sourdes.
- Intéressante expérience, mon cher Professeur, intéressante expérience… murmura le colonel.
***







Les jours se succédaient, monotones. Tous les matins, Gaston se rendait aux Studios et jouait sa musique. Le faux « producteur » que tout le monde appelait maintenant « Professeur » lui avait expliqué qu’il participait à une importante expérience scientifique qui aurait bientôt des retombées phénoménales pour l’homme et pour le monde. On lui avait montré les souris blanches séduites par sa musique et les souris noires, sourdes à ses effets. On testait de nouvelles mélodies destinées à soigner différentes affections, à corriger ou provoquer les comportements. Ce n’était pas la tournée musicale que Gaston avait espérée, mais une mission humanitaire et passionnante, aux dires du Professeur. Et, point non négligeable, le contrat était respecté : tous les soirs, il touchait l’enveloppe prévue, qu’il rangeait avec les autres au fond de sa valise, son pécule grossissant de jour en jour.

Après la journée passée aux studios, de retour à l’hôtel, il se délassait en regardant la télévision sur grand écran. Les nouvelles n’étaient pas bonnes : il y avait de plus en plus de manifestations dans les rues, des opposants déterminés qui cassaient tout et des policiers droits dans leurs bottes, qui tapaient fort. Puis vint ce fameux jour…

Il faisait beau sur la capitale, ce matin-là. Gaston, comme à l'accoutumée, s’apprêtait à partir aux studios. Le Professeur vint le chercher, surexcité. « Il va falloir vous surpasser, Gaston, c’est le grand jour ! » La voiture filant par les rues, on déboucha bientôt sur une grande place, noire de monde. Des banderoles flottaient au vent, des slogans montaient dans l’air, criés par une foule houleuse et compacte. Des rangées de policiers, casqués et armés, attendaient en tapant leurs lourdes bottes sur le bitume. Gaston se demanda un moment s’il n’y avait pas erreur sur l’itinéraire. Ce quartier semblait à mille lieues de l’atmosphère recueillie des studios qu’il connaissait. Par-dessus les chants et le claquement des drapeaux, on entendait les sirènes. La voiture stoppa brutalement devant un barrage de police. Gaston et le Professeur, protégés par les forces de l’ordre et au pas de course, montèrent dans un camion qui stationnait sur le trottoir. Les premiers projectiles rebondirent sur le blindage. Les écrans, à l’intérieur du véhicule, montraient des manifestants cagoulés, armés de pavés, de barres de fer et qui s’avançaient vers eux. Derrière, des poubelles et des automobiles étaient en feu, dégageant d’épais panaches de fumée noire qui cachaient le soleil.

- La flûte ! sortez la flûte et jouez !
Gaston, tremblant, embouche sa flûte et joue. La musique, captée par un micro, est diffusée, amplifiée, à l’extérieur au moyen d’une immense parabole qui occupe tout le toit du camion. La vague des manifestants s’immobilise soudain dans la fumée. Les vociférations de la foule s’apaisent d’un coup. Bientôt un calme immense et inattendu règne sur la place jonchée de débris. Les barricades continuent de flamber allègrement, détachant en noir les silhouettes des policiers qui maintenant avancent tranquillement, boucliers déployés, matraques levées. En quelques minutes, et dans un silence de cathédrale, poussés par les forces de l’ordre, les manifestants atones, muets, montent docilement dans les camions grillagés qui les attendent. « Comme des moutons… », pense Gaston qui continue de souffler dans sa flûte. Des coups de matraque pleuvent sur les plus lents à circuler.
- Mais pourquoi les policiers font ça ? demande Gaston entre deux notes. Ils n’entendent donc pas ma flûte ?
- On leur a distribué des bouchons d’oreille. Jouez ! Jouez ! Ne vous arrêtez pas !
Gaston se souvient alors des souris blanches et des souris noires… C’est donc ça la mission qu’on lui avait assignée ? C’est donc ça qu’on attendait de lui… Les premiers fourgons cellulaires repartent avec leur cargaison de manifestants serrés les uns contre les autres. Dans le camion, l’air est devenu irrespirable. Le Professeur entrouvre la portière latérale. Gaston saute alors sur ses pieds et fonce à l’air libre. Atterrissant sur le trottoir, il se tord la cheville, perd l’équilibre, tombe et sa tête heurte lourdement le pavé. Des étoiles blanches se mêlent un moment aux feux des gyrophares et à ceux des barricades, puis il perd connaissance.
 
 


III








Quand Gaston se réveilla à l’hôpital, cela faisait déjà une semaine qu’il y avait été admis. L’écran de télévision de sa chambre lui permit de s’informer des derniers événements survenus dans le pays. Les manifestants avaient finalement eu raison du gouvernement, qui était tombé. Du Professeur et du mystérieux Colonel, aucune nouvelle, mais on disait qu’un incendie avait complètement détruit les Studios Z, sans faire de victimes, à part quelques pauvres souris de laboratoire.
Infirmières et docteurs se relayaient à son chevet et maintenant qu’il était réveillé, il lui tardait de sortir d’ici. Il se demanda quel droit il avait de calmer les coléreux, d’empêcher d’arriver ce qui devait arriver, de détourner le destin, la foudre, de téléguider les moutons, de faire le bonheur des gens malgré eux et souvent contre eux. Ne valait-il pas mieux laisser la vie suivre le chemin qu’elle traçait pour chacun d’entre nous ?

Il fit revenir sa valise de l’hôtel. Puis, un soir, au moment du changement d’équipes, Gaston rassembla ses affaires : sa flûte, son manteau, quelques unes des enveloppes pleines de billets qu’on lui avait données en salaire de sa peine. Par contre, il abandonna sa valise au fond du placard, trop voyante. Puis discrètement, en rasant les murs, il quitta l’hôpital sans être inquiété.
 
 

***







Après une nuit passée dans le train, arrivé chez lui, il courut vers la montagne. Le printemps était là et Claudine gardait le troupeau sur la colline. Il la retrouva devant la cabane. Ils s’embrassèrent longuement et passèrent le reste de la journée à bavarder au soleil : Claudine lui livrant les dernières nouvelles du pays, Gaston racontant ses aventures.

Puis le crépuscule plongea la vallée dans la pénombre ; seules les cimes reflétaient encore les derniers rayons du soleil. Le chien rassembla les moutons avec entrain. « Plus besoin de flûte, maintenant… », pensa Gaston. Même si c’était plus difficile avec le chien. « Mais la magie, ça suffit ! »

Il creusa un trou derrière la cabane et y jeta la flûte. Claudine l’appela depuis la fenêtre :

- Tu viens dîner ? C’est prêt !
- J’arrive, répondit Gaston.
Il remplit le trou de terre et tassa avec son talon. La flûte était au fond. A voir le monde comme il va aujourd’hui, je pense qu’elle y est encore. En tout cas, c’est le chien qui fut content car, cette flûte, il ne l’avait jamais supportée.

« Oui, j’arrive… », répéta Gaston en se tournant vers la cabane.
 
 
 
  




Texte de Guy Robert - © Novembre 2019